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PARTIE 26 : L’ÉMIGRATION DU PROPHÈTE ﷺ (L’AN 13 DE L’HÉGIRE)

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Mis à part le Prophète , son ami Abû Bakr et un petit nombre de croyants, tous les compagnons ont déjà quitté La Mecque. Les Qurayshites savent que le Prophète s’apprête à émigrer, et ils commencent à craindre les conséquences de son départ. Ils prennent conscience du désastre commercial et politique que cette émigration pourrait provoquer à long terme. Médine représente un carrefour stratégique pour leur négoce vers la Syrie, et ses habitants sont réputés pour leur bravoure au combat. La situation devient critique. Les notables mecquois décident alors de se réunir pour trancher sur le sort du Prophète .

Le départ pour Médine

Deux mois environ se sont écoulés depuis le deuxième serment d’allégeance prêté par les Médinois au Prophète à al-‘Aqaba. Pour trancher sur son sort, les notables de La Mecque se réunissent d’urgence au parlement de la cité, Dâr al-Nadwa. L’ordre du jour est explicite : que faire du Prophète ? Les spécialistes de la Sîra rapportent même que Satan assiste à cette réunion, prenant la forme d’un homme du Najd et prétendant vouloir simplement apporter son aide au débat. Certains proposent d’expulser le Prophète , mais cette idée est rejetée : les Arabes pourraient se rallier à lui et revenir pour attaquer La Mecque. D’autres suggèrent de l’emprisonner, mais là encore, on redoute que ses partisans ne reviennent en force pour le libérer. C’est alors qu’Abû Jahl avance une proposition radicale : choisir un jeune homme parmi chaque clan de Quraysh, leur confier à chacun une épée tranchante et frapper Muhammad en même temps. Ainsi, son sang rejaillira sur toutes les tribus et les Banû ‘Abd al-Manâf ne pourront exiger vengeance, se contentant du prix du sang. Satan, qui jusqu’alors rejette toutes les idées, approuve enfin : « Voilà la vraie solution, il n’y en a pas d’autre. » L’assemblée se disperse, ayant adopté ce funeste plan.

C’est l’ange Gabriel qui vient informer le Prophète du complot. Il demande alors à Abû Bakr de se préparer pour le départ. En apprenant qu’il sera son compagnon de route, Abû Bakr fond en larmes de joie. Selon ‘Â’isha, jamais elle ne l’a vu pleurer ainsi. De retour chez lui, le Prophète demande à ‘Alî de prendre sa place dans son lit, lui assure la protection divine, puis le charge de restituer les dépôts confiés par les Mecquois. En sortant de chez lui, le Prophète se retrouve face aux Qurayshites postés devant sa maison pour l’assassiner. Dieu lui inspire de saisir une poignée de sable et de la jeter sur eux en récitant : « Nous leur avons barré les voies par-devant et par-derrière et Nous leur avons bandé les yeux, au point qu’ils ne peuvent plus rien voir » [36 : 9]. Il passe alors devant eux sans qu’aucun ne le voie, et se rend discrètement chez Abû Bakr. Le Prophète annonce à son compagnon qu’ils ne prendront pas la route du Nord vers Médine, mais celle du Sud, en direction du Yémen. Ils comptent se réfugier quelques jours dans la grotte de Thawr, à environ cinq kilomètres au sud de La Mecque, afin de semer leurs poursuivants. Ils quittent ensuite la maison par une issue discrète située à l’arrière de la demeure d’Abû Bakr.

Durant les trois jours passés dans la grotte, ‘Abdallah b. Abî Bakr leur transmet des nouvelles de La Mecque. L’affranchi d’Abû Bakr, ‘Âmir b. Fuhayra – qui les accompagnera par la suite – efface les traces des allées et venues avec son troupeau. ‘Alî b. Abî Tâlib reste en ville pour restituer les dépôts, puis rejoindra Médine plus tard. Quant à Asmâ’, la fille d’Abû Bakr, elle leur prépare de la nourriture pour leur voyage. Lorsque les mecquois découvrent ‘Alî dans le lit du Prophète , leur déception est immense. Ils le battent violemment et promettent une récompense de cent chameaux à quiconque leur ramènera Muhammad mort ou vif. Mais leurs ruses restent vaines face à la volonté divine. Dieu dit : « Certes, les négateurs mettent en œuvre leurs stratagèmes, auxquels feront face les Miens. Accorde donc un délai à ces impies ! Accorde-leur encore un court répit ! » [86 : 15 à 17].

Le comportement d’Abû Bakr

Le Prophète décide de rester trois jours dans la grotte de Thawr, afin d’attendre que les recherches des Qurayshites se calment ou s’arrêtent. Il a alors 53 ans, et ce voyage s’annonce éprouvant. En arrivant à la grotte, il jette un dernier regard vers La Mecque. Il déclare son amour profond pour cette terre sainte, la terre d’Abraham et d’Ismaël. Il dit : « Dieu seul sait que tu es l’endroit le plus cher à mon cœur. Si ton peuple ne m’avait pas chassé, je ne t’aurais jamais quittée. » Deux à trois jours plus tard, les pisteurs retrouvent sa trace. L’imam Ahmad rapporte que les négateurs suivent les empreintes jusqu’à la montagne, mais se retrouvent perdus à proximité. En escaladant la montagne, ils passent devant la grotte et s’arrêtent en voyant une toile d’araignée à l’entrée. Ils se disent alors : « Il n’y aurait pas cette toile si quelqu’un y était entré. » Lorsqu’ils approchent de l’entrée, Abû Bakr est pris d’inquiétude, tandis que le Prophète reste serein et plein de confiance en Dieu. À ce sujet, Dieu dit : « Si vous ne voulez pas prêter assistance au Prophète, Dieu lui a déjà prêté la Sienne lorsque, chassé par les négateurs et se trouvant dans la grotte avec son seul compagnon, il disait à celui-ci : ‘Ne t’afflige pas ! Dieu est avec nous.’ Dieu étendit alors sur lui Sa sérénité, envoya à son secours des troupes invisibles, faisant ainsi échec aux négateurs et assurant le triomphe de la Parole divine, car Dieu est Puissant et Sage » [9 : 40].

Après une inspection rapide des lieux, les pisteurs mecquois rebroussent chemin. Il faut rappeler que c’est Abû Bakr qui entre le premier dans la grotte. Il craint que le Prophète ne soit mordu par un serpent ou un scorpion. Il examine l’endroit, bouche les cavités avec des morceaux de tissu arrachés de sa propre tunique, et s’expose au danger pour protéger son compagnon. Des historiens rapportent qu’à un moment, il est piqué par un scorpion alors que le Prophète dort, la tête posée sur ses genoux. Au cours du trajet vers Médine, le Prophète a soif, et Abû Bakr lui apporte du lait, bien qu’il ait lui-même très soif. Tout au long de ce voyage, Abû Bakr veille sur le Prophète avec une dévotion absolue, le servant avec amour et courage.

La poursuite

Après trois jours dans la grotte de Thawr, le Prophète et son compagnon prennent la route vers le Nord en direction de Médine. Ils suivent un itinéraire totalement différent de celui emprunté habituellement par les caravanes quraychites. Le Prophète est accompagné d’Abû Bakr, de ‘Âmir b. Fuhayra, et d’un guide non-musulman nommé ‘Abdallah b. Urayqit. Le Prophète passe parfois entre les montagnes pour rejoindre Médine. La traversée du désert est rude et épuisante. Sur la route, ils rencontrent Abû Burayda, chef de la tribu d’Aslam, accompagné d’un groupe important de ses hommes. Ils recherchent le Prophète dans l’espoir d’obtenir la récompense des notables de La Mecque. Après une discussion avec l’Envoyé de Dieu , Abû Burayda embrasse l’islam, ainsi que soixante-dix de ses compagnons.

Quelques jours plus tard, le petit groupe fait halte près de deux tentes isolées appartenant à une femme connue sous le nom d’Umm Ma‘bad. Fatigués et assoiffés, le Prophète et ses compagnons ont besoin de nourriture et de boisson pour reprendre des forces. Umm Ma‘bad leur explique que son troupeau est parti paître, et qu’il ne reste qu’une brebis presque sèche. Avec sa permission, le Prophète touche les mamelles de l’animal, prononce le Nom de Dieu et L’invoque. À la grande surprise de tous, une abondante quantité de lait jaillit. Chacun boit à satiété avant de reprendre la route. Lorsque le mari d’Umm Ma‘bad rentre avec le troupeau, elle lui raconte en détail ce qu’il s’est passé. Elle lui décrit avec précision l’apparence du Prophète . En l’écoutant, son mari exprime aussitôt le désir ardent d’aller à sa rencontre et de le rejoindre dès que possible.

Le Prophète continue ensuite sa route en direction de Médine. Lorsqu’un groupe de quatre hommes est signalé sur la route, un cavalier du nom de Surâqa b. Mâlik se hâte de les rattraper. Il prend son épée, monte sur son cheval et part seul, ne voulant pas partager la récompense promise avec d’autres pisteurs. Armé de son épée, Surâqa s’approche rapidement du groupe pendant que le Prophète récite paisiblement le Coran. Il reste confiant, convaincu que Dieu interviendra, car il a tout mis en œuvre pour éviter une telle situation. Abû Bakr, en revanche, reste très inquiet et ne cesse de scruter la direction d’où vient Surâqa, redoutant l’arrivée d’autres poursuivants. C’est alors qu’un miracle se produit. Les pattes du cheval de Surâqa s’enfoncent dans le sol à plusieurs reprises, stoppant net sa progression. Pris de stupeur, Surâqa demande à pouvoir s’approcher en sécurité. Il ne cherche plus à capturer le Prophète , mais souhaite désormais l’aider. Il propose même ses vivres, que le Prophète refuse. L’Envoyé de Dieu lui demande plutôt de retourner à La Mecque et de semer la confusion parmi les polythéistes pour les détourner de leur piste. Avant de partir, le Prophète lui dit : « Je te promets les bracelets du roi de Perse. » Avant d’entrer à Médine, le Prophète croise al-Zubayr b. al-‘Awwâm, de retour d’un voyage commercial en Syrie, qui leur offre des vêtements neufs afin qu’ils puissent pénétrer dans la ville avec dignité.

Si nul n’est plus digne que le Prophète d’être soutenu par Dieu – au vu de tout ce qu’il a enduré pour son Seigneur –, ce mérite éminent ne le dispense pourtant pas d’une préparation rigoureuse en vue du succès. Rien n’est laissé au hasard. Tel est le principe du croyant : il met en œuvre tous les moyens possibles, remplit les conditions nécessaires à la réussite, puis s’en remet à Dieu, car rien ne s’accomplit sans Sa volonté. Et si, malgré tout cela, la mission échoue, il ne sera pas blâmé par Dieu, car l’échec devient alors une épreuve, survenue dans un contexte excusable, relevant d’une contrainte majeure. Souvent, cette rigueur dans la préparation est même récompensée d’un secours divin qui vient en décupler les effets. C’est comme un capitaine avisé, qui, après avoir bien préparé son navire, bénéficie d’un vent en poupe et d’un courant favorable pour atteindre rapidement sa destination. Ainsi en fut-il de l’Hégire du Prophète . Tandis que les croyants avaient déjà émigré avant lui, il ne restait à ses côtés qu’Abû Bakr et ‘Alî. L’émigration se fit alors avec une sagesse exemplaire, portée par une confiance en Dieu appuyée sur une organisation méticuleuse.

Muhammad al-Ghazâlî (Fiqh al-Sîra)

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Il pourrait venir à l’esprit de tout musulman de comparer la manière dont ‘Umar b. al-Khattâb a émigré à celle du Prophète lorsqu’il quitta La Mecque. Pourquoi ‘Umar a-t-il émigré ouvertement, défiant les polythéistes sans aucune crainte, tandis que le Prophète choisit de partir secrètement, prenant toutes les précautions nécessaires pour se prémunir du danger ? ‘Umar aurait-il été plus courageux que le Messager de Dieu  ? La réponse est claire : ‘Umar, comme tout autre musulman en dehors du Prophète , agit selon son tempérament et sa disposition personnelle. Son attitude ne constitue pas une norme universelle, mais l’expression de son courage propre et de sa confiance en Dieu. Le Prophète , en revanche, représente une référence absolue : chacune de ses paroles, de ses décisions, de ses actes, ainsi que ses traits de caractère, constituent des sources de législation. Ce qu’il fait ou ne fait pas engage la communauté toute entière. S’il avait agi comme ‘Umar, les croyants auraient pu croire qu’ils étaient tenus, eux aussi, de ne jamais faire preuve de prudence ou d’éviter le danger.

Toutes les lois divines, bien qu’universelles, sont révélées à travers des circonstances concrètes voulues par Dieu. Dans cette situation, le Prophète a eu recours à tous les moyens matériels possibles pour dissimuler son départ. Il a demandé à ‘Alî b. Abî Tâlib de dormir à sa place, vêtu de son manteau. Il a sollicité l’aide d’un guide polythéiste, après l’avoir mis en confiance, afin qu’il les mène par des sentiers oubliés. Il est resté caché trois jours dans une grotte, à l’abri des regards. Tout cela démontre que la foi en Dieu ne dispense aucunement du recours aux causes concrètes que Dieu a placées dans Sa création pour assurer la réussite des projets justes. Le Prophète n’agissait pas par crainte pour sa propre personne ni par peur d’être capturé avant d’atteindre Médine. La preuve en est que, lorsqu’il était retranché dans la grotte avec Abû Bakr et que les polythéistes rôdaient autour, il lui dit avec calme et confiance : « Ô Abû Bakr, que penses-tu de deux hommes dont Dieu est le troisième compagnon ? » Celui qui, dans une telle situation, reste serein malgré les risques évidents, prouve que ses précautions sont dictées non par la peur mais par l’obéissance à la loi divine. Une fois les causes réunies, il place sa confiance en Dieu et s’abandonne à Sa protection. Les croyants doivent toujours s’en remettre à Dieu, sans jamais négliger les moyens concrets que le Créateur a établis. L’attitude du Prophète face à Surâqa en est une illustration éclatante. Alors que ce dernier s’approchait avec hostilité, le Prophète ne manifesta ni trouble ni inquiétude. Il poursuivit sa récitation du Coran, absorbé dans l’invocation de Dieu avec sérénité, convaincu que Celui qui lui avait ordonné l’émigration le protégerait jusqu’au bout. C’est ce que confirme le Coran lui-même : Dieu le défend contre les hommes, et Sa protection est la plus sûre des garanties.

Muhammad S. R. Al-Bûtî (Fiqh al-Sîra)

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Le Prophète n’est ni fataliste ni négligent. Sa confiance en Dieu est totale, mais elle ne l’a jamais conduit à subir les épreuves passivement ni à se résigner face aux difficultés. La révélation lui enseigne à dire « in shâ Allâh (Si Dieu le veut) » lorsqu’il envisage une action, lui inculquant ainsi l’humilité devant Dieu et la conscience de ses propres limites humaines. Mais cette reconnaissance spirituelle ne dispense en rien de la responsabilité. Au contraire, le Prophète prépare rigoureusement l’Hégire vers Médine, plusieurs mois à l’avance, avec méthode et discernement. Rien n’est improvisé. Ce n’est qu’après avoir mobilisé toutes les ressources disponibles – humaines, intellectuelles, spirituelles et émotionnelles – qu’il s’en remet à Dieu. C’est là l’essence du tawakkul (confiance en Dieu) : confier l’issue à Dieu après avoir agi de tout son être. Car Dieu ne garantit le succès que lorsque l’effort sincère a été accompli. C’est dans ce sens que s’éclaire le verset : « En vérité, Dieu ne modifie point l’état d’un peuple tant que les hommes qui le composent n’auront pas modifié ce qui est en eux-mêmes » [13 : 11]. Le Prophète incarne ainsi une spiritualité active, où l’humilité devant Dieu va de pair avec la pleine mobilisation des capacités humaines.

Tariq Ramadan (Muhammad, vie du Prophète)

Le choix d’Abû Bakr comme compagnon de route par le Prophète , parmi tous ses partisans, revêt une signification profonde. Les savants expliquent cette décision par l’intense affection que le Prophète portait à Abû Bakr, qu’il considérait comme le plus proche de ses compagnons et le plus apte à assurer sa succession. Cette proximité exceptionnelle s’est manifestée à plusieurs reprises, notamment lorsque le Prophète lui confia la direction de la prière durant sa maladie, insistant pour que nul autre ne remplisse cette fonction. Il déclara également : « Si j’avais à choisir un ami intime parmi les hommes, ce serait Abû Bakr » (Muslim). Nous avons vu comment Abû Bakr, lors de l’Hégire, s’efforça de précéder le Prophète à l’entrée de la grotte, afin d’y affronter le premier tout danger – bête sauvage, serpent ou autre menace – pouvant mettre en péril la vie du Messager de Dieu . Nous avons vu aussi comment il mit au service du Prophète l’ensemble de ses ressources : ses biens, son fils, sa fille, son serviteur, et même le berger de son troupeau – tout fut mobilisé pour soutenir cette expédition difficile et périlleuse. L’attitude d’Abû Bakr incarne l’exemple à suivre pour tout croyant sincère qui aime Dieu et Son Prophète . À ce sujet, le Prophète affirme : « Nul d’entre vous ne sera véritablement croyant tant qu’il ne m’aimera pas plus que son père, ses enfants et l’ensemble des gens. » (al-Bukhârî et Muslim)

Muhammad S. R. Al-Bûtî (Fiqh al-Sîra)

Le fait que le Messager de Dieu ait laissé ‘Alî à La Mecque pour restituer les dépôts aux propriétaires démontre clairement la contradiction des polythéistes. Bien qu’ils le traitaient de menteur, de sorcier ou d’imposteur, ils continuaient à lui confier leurs biens en toute confiance, tant sa probité était reconnue. Cette réalité prouve que leur refus de croire ne reposait pas sur une suspicion sincère à son encontre, mais plutôt sur leur orgueil. Ce qu’ils redoutaient en vérité, c’était que le message de vérité qu’il leur apportait vienne menacer leur position, leur autorité et leur ascendant sur les gens.

Muhammad S. R. Al-Bûtî (Fiqh al-Sîra)

Voyant la maison du Prophète vide, Abû Jahl s’adressa à al-‘Abbâs en disant : « C’est l’œuvre de ton neveu ! Il a divisé notre communauté et brisé notre unité. » Ces paroles révèlent le tempérament typique du tyran. Les despotes commettent les pires injustices, puis accusent leurs victimes d’être à l’origine du désordre. Ils oppriment les plus faibles, puis présentent leur résistance comme la cause des troubles.

Muhammad al-Ghazâlî (Fiqh al-Sîra)

Parmi les plus grands miracles vécus par le Prophète au moment de son émigration figure sans doute sa sortie de La Mecque, sous les yeux mêmes des polythéistes qui l’épiaient pour l’assassiner. Dieu fit qu’ils s’endormirent sans rien remarquer. Leurs desseins furent tournés en dérision, et ils furent couverts d’humiliation, tandis que le Prophète , en quittant sa demeure, jeta sur leur tête une poignée de sable en récitant la parole divine : « Nous leur avons barré les voies par-devant et par-derrière et Nous leur avons bandé les yeux, au point qu’ils ne peuvent plus rien voir » [36 : 9]. Ce miracle adressait un message clair aux polythéistes de l’époque, mais aussi à tous les ennemis de l’islam, à travers les âges : les épreuves et les persécutions subies par le Prophète et ses compagnons ne signifiaient nullement que Dieu les avait abandonnés ou que la victoire leur était refusée. Leur souffrance n’était qu’un passage, une épreuve transitoire. La victoire, quant à elle, était imminente, et déjà, ses signes commençaient à poindre.

Muhammad S. R. Al-Bûtî (Fiqh al-Sîra)

 

Pour accomplir son émigration, le Prophète choisit un guide connaissant parfaitement les chemins, non pas en raison de sa foi, mais pour sa compétence. Ce choix illustre la primauté du critère de compétence lorsque les circonstances l’exigent. De même, il refusa qu’Abû Bakr lui offre sa monture et insista pour la lui acheter. Car les dépenses engagées pour l’émigration sont assimilées à un acte de dévotion, et nul ne peut accomplir un tel acte à la place d’un autre.

Muhammad al-Ghazâlî (Fiqh al-Sîra)

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Lors de l’Hégire vers Médine, le Prophète et Abû Bakr placent leur confiance en Dieu tout en prenant toutes les précautions nécessaires. Ils sollicitent l’aide d’un bédouin polythéiste, non pour sa croyance, mais parce qu’il est connu pour son intégrité et sa parfaite connaissance des chemins discrets. Ce choix incarne une constante dans la vie du Prophète : il reconnaît les qualités morales et les compétences humaines, indépendamment de la foi, et sait s’appuyer sur celles-ci avec lucidité. Ses successeurs perpétuent cette même sagesse, fondée sur la reconnaissance du mérite et de la fiabilité.

Tariq Ramadan (Muhammad, vie du Prophète)

Le récit rapporté par Ahmad  concernant la toile d’araignée et l’histoire de la montagne de Thawr demeure digne de confiance, bien qu’il ne figure pas dans les traditions les plus authentifiées et qu’il omette certains détails célèbres [jugés faibles], comme la présence des pigeons ayant pondu leurs œufs à l’entrée de la grotte.

Muhammad al-Ghazâlî (Fiqh al-Sîra)

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L’émigration du Prophète de La Mecque vers Médine constitue l’événement le plus marquant de l’histoire islamique. C’est précisément pour cette raison que les compagnons choisirent d’en faire le point de départ du calendrier musulman. Mais pour en saisir pleinement la signification, il est nécessaire de dégager cette réalité de la poussière des légendes et des récits embellis qui, avec le temps, se sont déposés sur le verre limpide de l’histoire. Parmi ces récits enjolivés figure celui du séjour du Prophète dans la grotte de Thawr, sur le chemin de Médine. Pour échapper aux Qurayshites qui le pourchassaient, il se réfugia dans cette grotte. On raconte alors que Dieu ordonna à une araignée d’y tisser une toile, et à une colombe de pondre un œuf à son entrée, donnant ainsi l’illusion que le lieu était inhabité. Mais comme souvent avec ce type d’histoires, les faits relatifs à l’hégire du Prophète ont été amplifiés et déformés, jusqu’à perdre leur ancrage historique. Une lecture attentive de la version authentique suffit pourtant à lever ces ambiguïtés. Ibn Kathîr souligne que le récit le plus fiable est celui transmis par l’imam Ahmad, d’après ‘Abdallâh b. ‘Abbâs. Voici comment il le rapporte : « Les Qurayshites poursuivaient le Prophète de près. Arrivés au pied de la montagne, ils perdirent sa trace. Ils gravirent ensuite la montagne et passèrent devant une grotte. À l’entrée, ils virent une toile d’araignée et se dirent les uns aux autres : ‘S’il y était entré, cette toile serait déchirée.’ » Il n’est nulle part précisé que cette grotte était celle de Thawr. Même si l’on admet qu’il s’agissait bien de cette grotte, le texte mentionne uniquement qu’ils virent une toile d’araignée. Aucun passage ne parle d’un ordre divin adressé à l’araignée ou à une colombe. Ces ajouts relèvent de l’imagination populaire. Le véritable tort de telles interpolations est qu’elles détournent le croyant de la leçon essentielle à tirer de l’événement. Elles focalisent l’attention sur le merveilleux, l’extraordinaire, aux dépens du réel, de l’engagement, de la stratégie et de la confiance lucide qui caractérisèrent cette émigration historique.

Wahidudine Khan (Mohamed un Prophète pour l’humanité)
 

Les exemples de ‘Abdallah et de Asmâ’ incarnent parfaitement le modèle de la jeunesse musulmane engagée — celle qui lutte activement pour la cause de Dieu et pour le triomphe des principes de l’islam et de la société musulmane. Il ne suffit pas qu’un croyant se replie sur lui-même en se limitant à la pratique rituelle de sa religion ; il lui incombe de mobiliser toutes ses capacités, ses compétences et ses ressources au service de l’islam. Telle est la noblesse de la jeunesse musulmane, en tout temps et en tout lieu : une jeunesse éveillée, responsable, engagée. Lorsque l’on observe les compagnons qui entouraient le Prophète au cœur de sa mission et de son combat, on constate que la plupart d’entre eux étaient encore dans la première phase de leur jeunesse. Pourtant, ils ne ménageaient aucun effort pour soutenir l’islam et contribuer à l’édification d’une société fondée sur ses principes.

Muhammad S. R. Al-Bûtî (Fiqh al-Sîra)

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Abû Bakr mobilise à la fois son fils et sa fille pour garantir la sécurité de son départ avec le Prophète , impliquant chacun d’eux sans distinction de genre, malgré les risques encourus. Ce choix, loin d’être anecdotique, traduit une profonde équité : il accorde à ses filles une pleine responsabilité, à la hauteur de leur foi et de leur engagement. Cette attitude s’inscrit dans une vision éducative cohérente et constante : filles et garçons reçoivent la même confiance, le même respect, et sont invités à contribuer à la cause divine selon leurs aptitudes. Une posture directement inspirée de l’exemple du Prophète , fondée sur la reconnaissance de la dignité et de la valeur de chacun.

Tariq Ramadan (Muhammad, vie du Prophète)

Les armées qui évincent le faux et portent la vérité à la victoire ne se réduisent ni à une catégorie précise d’armes, ni à une forme particulière de prodige. Leur puissance transcende les seules dimensions physiques ou morales. Même si elles sont matérielles, leur efficacité ne dépend pas de leur taille : une simple bactérie, invisible à l’œil nu, peut anéantir une armée tout entière. Comme le rappelle le Coran : « Et quant aux armées de ton Seigneur, nul ne les connaît en dehors de Lui » [74 : 31]. C’est ainsi que la providence divine détourne l’attention des ennemis alors même que le Prophète se trouve tout proche, à portée de leur main. Il s’agit là d’une récompense du destin pour ceux qui ont mis en œuvre tous les moyens de précaution permis. Combien de plans stratégiques, même parfaitement exécutés, traversent des moments critiques en raison de causes imprévisibles et hors de portée humaine, avant que tout ne s’ordonne selon la sagesse divine, en application de cette parole de Dieu : « Lorsque ton Seigneur décide une chose, elle s’accomplit toujours, bien que la plupart des hommes l’ignorent » [12 : 21].

Muhammad al-Ghazâlî (Fiqh al-Sîra)

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Une fois encore, malgré une stratégie soigneusement élaborée et minutieusement exécutée, le Prophète et Abû Bakr se retrouvent confrontés à l’épreuve de la vulnérabilité. Leur survie repose alors sur la plus fragile des barrières : une simple toile d’araignée. C’est dans cet instant de précarité extrême que se manifeste la réalité profonde du tawakkul (confiance en Dieu) : une confiance absolue en Dieu. Le Prophète rappelle alors à Abû Bakr que seul Dieu peut assurer le salut de Son Envoyé. Bien qu’il ait tout anticipé pour son départ — refusant les dons, réglant ses dettes, restituant les dépôts — affirmant ainsi son autonomie vis-à-vis des hommes, il demeure conscient que sa véritable dépendance est envers Dieu seul. L’hégire, dans l’expérience du Prophète , enseigne cette double posture : une indépendance lucide et digne vis-à-vis des créatures, et une dépendance totale, confiante et humble envers le Créateur.

Tariq Ramadan (Muhammad, vie du Prophète)

La volonté divine qui gouverne l’univers établit une relation profonde entre les forces morales — la foi saine et la religion authentique — et la sauvegarde des forces matérielles telles que les biens et la patrie. Plus une nation est saine dans ses principes et fermement attachée à une foi juste, plus elle maîtrise sa puissance matérielle. À l’inverse, plus elle s’éloigne des repères moraux et s’égare, plus sa force décline et menace de s’effondrer. L’histoire en offre d’innombrables témoignages. C’est pourquoi Dieu recommande, si les circonstances l’exigent, de sacrifier ses biens et sa terre au nom de la vérité, pour préserver la religion et ses fondements. Car c’est en donnant priorité à la foi que les musulmans assurent en réalité la sauvegarde de leurs possessions, de leur pays et de leur existence — même si, à première vue, tout semble perdu. L’émigration du Prophète de La Mecque à Médine illustre parfaitement cette réalité. Elle semblait être un abandon de sa patrie, mais elle fut en vérité le moyen de la protéger et de la sauver. Combien de fois l’on croit s’éloigner de ce que l’on aime, alors que l’on œuvre en profondeur à sa préservation. Le Prophète revint quelques années plus tard à La Mecque, dont il avait été chassé, honoré et triomphant. Ceux qui l’avaient autrefois persécuté n’osèrent plus lever la main contre lui, car l’islam s’était enraciné, avait grandi, et possédait désormais une communauté forte et stable.

Muhammad S. R. Al-Bûtî (Fiqh al-Sîra)

 

Ce qui arriva à Surâqa et à sa monture lorsqu’il se lança à la poursuite du Prophète constitue, sans aucun doute, un miracle manifeste destiné à protéger ce dernier. Tous les savants de la tradition prophétique, y compris al-Bukhârî et Muslim, ont reconnu l’authenticité de cet événement et l’ont intégré à la liste des miracles avérés du Prophète que nous avons déjà évoqués.

Muhammad S. R. Al-Bûtî (Fiqh al-Sîra)

Le désert met à l’épreuve même les plus robustes lorsqu’ils s’y aventurent, que dire alors de ceux dont la tête a été mise à prix et qui avancent sous la menace constante ? Il nous est arrivé, un jour, de sortir en pleine canicule. Le soleil écrasait le sable de ses rayons si intenses que nous crûmes perdre la vue, et nous fûmes contraints de rebrousser chemin. Alors, que dire de ceux qui, durant des jours et des nuits, traversent cette immensité accablante, où l’air brûlant et le ciel pesant semblent oppresser le monde entier ? Les voyageurs du désert, pour se protéger de l’ardeur solaire, cherchaient l’ombre au fond des vallées. C’est au crépuscule que les montures reprenaient leur marche, affrontant la sécheresse et la torpeur. Les Arabes se distinguaient par leur endurance exceptionnelle, capables de survivre à une telle rigueur avec des provisions et de l’eau réduites au strict minimum. Le Prophète connaissait déjà ce chemin : il l’avait emprunté enfant aux côtés de sa mère pour visiter la tombe de son père. Mais cette fois-ci, il le traverse dans un tout autre contexte : il incarne désormais la sauvegarde de l’islam, contraint de quitter La Mecque, ville qui l’a rejeté, pour rejoindre Yathrib, où la foi prend enfin racine. Il marche désormais avec la conviction inébranlable que Dieu élèvera sa cause et fera triompher Sa religion. Pourtant, au fond de son cœur, il ressent encore l’amertume : l’ingratitude, la brutalité et la grossièreté dont il a été victime l’emplissent de douleur. On a voulu le faire taire, on a tenté de l’anéantir ; il a été arraché à sa patrie, humilié par les siens. Abû Nu‘aym rapporte que le Prophète , au moment de quitter La Mecque pour Dieu, s’adresse ainsi à Lui : « Louange à Dieu qui m’a tiré du néant. Seigneur, soutiens-moi face aux souffrances de la vie, aux caprices du temps, aux tourments des jours et des nuits. Sois mon compagnon dans ce voyage, veille sur ma famille en mon absence, bénis ma subsistance, accorde-moi l’humilité devant Toi, affermis ma vertu, fais que je me consacre pleinement à Toi et ne me livre pas aux hommes. Tu es mon Seigneur. Je cherche refuge dans Ta noble Face – Celle qui a illuminé les cieux et la terre, dissipé les ténèbres et guidé les actions des premiers et des derniers – contre Ta colère et Ton courroux. Je me réfugie auprès de Toi contre la perte de Tes bienfaits, contre Ton châtiment soudain, contre la dégradation de la santé que Tu m’as accordée, et contre tout ce qui pourrait révéler Ton mécontentement. À Toi la louange, aussi parfaite que mes mots le permettent. Il n’y a de puissance ni de force qu’en Toi. »

Muhammad al-Ghazâlî (Fiqh al-Sîra)