Décès d’Abû Tâlib et de Khadîja
Lors de la dixième année après le début de la mission prophétique, Abû Tâlib tombe gravement malade et décède six mois plus tard. Quelques semaines après, c’est Khadîja, l’épouse du Prophète ﷺ, qui quitte ce monde. Le Prophète ﷺ nomme cette année-là l’année de la tristesse. Âgé de quatre-vingts ans, Abû Tâlib meurt épuisé par les années de blocus. Le Prophète ﷺ perd ainsi son protecteur, son père adoptif, celui qui l’aime plus que ses propres enfants et défend sans relâche contre les attaques des Quraychites. Il se rend à son chevet et lui demande de témoigner que Dieu est unique et qu’il est Son Messager, afin de pouvoir intercéder en sa faveur. Mais Abû Jahl, présent à ses côtés, s’interpose en disant : « Abandonnerais-tu la religion de ‘Abd al-Muttalib ? » Chaque fois que le Prophète ﷺ répète son appel, Abû Jahl le coupe. Finalement, Abû Tâlib reste fidèle à la voie de ses ancêtres. Le Prophète ﷺ jure qu’il continue de demander pardon pour lui jusqu’à ce que Dieu le lui interdise. C’est alors qu’est révélé ce verset : « Il ne sied ni au Prophète ni aux croyants d’implorer le pardon de Dieu en faveur des polythéistes, fussent-ils leurs proches, une fois bien établi que ceux-là sont destinés à être les hôtes de l’Enfer » [9 : 113]. Et dans un autre verset, Dieu déclare : « [Prophète !] Tu ne peux remettre dans le droit chemin un être que tu aimes. Mais Seul Dieu dirige qui Il veut, car Il est le mieux à même de connaître ceux qui sont les bien-guidés » [28 : 56]. Malgré cela, le Prophète ﷺ intercède en faveur de son oncle, demande qu’il soit placé dans un feu peu profond. Dieu exauce cette prière. Selon un hadith rapporté par al-Bukhârî, le Prophète ﷺ dit : « Il (Abû Tâlib) est dans un feu très peu profond. Et s’il n’y avait pas eu mon intercession, il serait au plus profond de l’enfer. »
Quant à Khadîja, elle meurt à l’âge de soixante-cinq ans, après vingt-cinq années de mariage comblées d’amour et de soutien. Khadîja est une épouse loyale, une femme d’une grande force : elle fait tout pour protéger le Prophète ﷺ, élève leurs quatre filles avec dévouement, et endure la perte de leurs deux garçons avec patience et foi. Juste avant sa mort, elle reçoit un honneur exceptionnel : l’ange Gabriel descend en personne lui transmettre le salut de la part de Dieu. Le Prophète ﷺ raconte : « Gabriel m’a dit : ‘Ô Muhammad ﷺ, transmets à Khadîja le salut de la part de son Seigneur, et annonce-lui une maison de perles au Paradis, sans bruit ni fatigue.’ » Le Prophète ﷺ vit avec Khadîja une histoire faite d’amour, de respect et de confiance. Il ne l’oublie jamais durant les treize ou quatorze années qui suivent sa disparition. Une femme des Compagnons lui dit un jour : « Ne souhaiterais-tu pas te remarier, ô Messager de Dieu ﷺ ? » Elle raconte : « J’ai vu alors les larmes couler de ses yeux, et j’ai aussitôt regretté ma question. » Le Prophète ﷺ répond : « Et qui peut égaler Khadîja ? Elle est la mère de mes enfants, la maîtresse de ma maison. Elle m’a cru quand tous me traitaient de menteur, elle m’a soutenu quand tous me tournaient le dos, et elle m’a réconforté quand tous m’accablaient. »
Les persécutions s’intensifient
Après la mort d’Abû Tâlib, c’est son frère Abû Lahab qui prend la tête des Banû Hâshim. La disparition d’un homme efface parfois les rancunes : l’oncle du Prophète ﷺ modifie alors son attitude à son égard. Par solidarité tribale, il met son autorité au service de la protection du Prophète ﷺ face aux agressions des autres clans. Mais cette bienveillance est de courte durée et elle n’est pas sincère. Lorsqu’Abû Jahl, son ami, lui demande de questionner le Prophète ﷺ au sujet du sort réservé à leurs ancêtres païens, la réponse est franche et sans compromis : « Les polythéistes iront en enfer », déclare le Messager de Dieu ﷺ. Offusqué, Abû Lahab rompt aussitôt tout lien avec lui. À la suite de cette excommunication, les agressions contre le Prophète ﷺ se multiplient à La Mecque. Un jour, un homme va jusqu’à jeter du sable sur sa tête. Le Prophète ﷺ rentre chez lui, les cheveux couverts de poussière. Une de ses filles accourt pour lui laver la tête, les larmes aux yeux. Le Prophète ﷺ lui dit alors avec tendresse : « Ne pleure pas, ma fille. Dieu protège ton père. »
- Humilié pour Dieu, rejeté par les siens
- Quand Dieu retire les soutiens humains pour affirmer Sa protection
- Les épreuves du Prophète ﷺ, réconfort des croyants
- L’année de la tristesse : une douleur pour la suite de la mission
L’incroyance des Qurayshites atteignit un degré de bassesse inouï : ils prenaient plaisir à jeter des ordures sur le Prophète ﷺ alors qu’il était en pleine prosternation, riant à la vue de la souillure coulant sur ses épaules. Quelle ignominie ! Un jour, c’est sa fille bien-aimée Fâtima qui dut, de ses propres mains, retirer les immondices déversées sur le dos de son père en prière. Dans la société arabe de l’époque, la fille vivait sous la protection et la dignité de son père — figure de force, de refuge et d’honneur. Quelle douleur pour un homme de se retrouver dans une position d’humiliation telle que sa propre fille doive le défendre, impuissante, dans un moment de faiblesse et d’abandon. Mais le Prophète ﷺ supporta tout cela avec patience, uniquement pour l’amour de Dieu. Il endura l’oppression, non par faiblesse, mais par fidélité à sa mission et par confiance absolue en son Seigneur.
Muhammad al-Ghazâlî (Fiqh al-Sîra)
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Expulser un Arabe de sa tribu, à cette époque, revenait à le livrer à une meute de loups. Il n’existait aucun État chargé de garantir la sécurité des individus : seul le système tribal assurait protection et appartenance. Un homme ne pouvait survivre qu’en étant affilié à une tribu qui le défendait. C’est dans ce contexte que le Prophète ﷺ alla prêcher l’islam aux pèlerins venus à Médine. Une tribu refusa son appel, mais les paroles d’un de ses membres, Maysara b. Masrûq al-‘Abasî, témoignaient de l’impact du discours du Prophète ﷺ. Ibn Kathîr rapporte que les espoirs du Prophète ﷺ furent ravivés à l’écoute de le réaction de cet homme : « Comme tu parles bien, et comme tes mots sont empreints de vérité. Mais ma tribu n’est pas de mon avis, et on ne peut s’opposer à sa tribu. » Cette réponse illustre à quel point l’appartenance tribale définissait l’existence même de l’individu. Être rejeté par sa propre tribu était une tragédie. Le Prophète ﷺ se retrouvait ainsi sans asile dans son propre pays. La seule option était de chercher refuge auprès d’une autre tribu. C’est ce qui motiva son voyage à Tâ’if […]. Après l’échec douloureux de cette tentative, il se rendit de nouveau auprès des tribus rassemblées sous leurs tentes durant le pèlerinage. Il leur présentait sa mission et leur disait : « Protégez-moi, accordez-moi refuge afin que je puisse transmettre la révélation que Dieu m’a confiée. » Les historiens ont recensé au moins quinze tribus approchées personnellement par le Prophète ﷺ, toutes ayant décliné son appel. Dans la culture arabe, essuyer un refus après avoir sollicité la protection d’une tribu était une humiliation publique. Le Prophète ﷺ fut le premier, dans l’histoire arabe, à passer plusieurs années à chercher une tribu prête à l’intégrer. Mais aucun groupe ne se risqua à endosser une telle responsabilité. Lorsque certains membres d’une tribu semblaient enclins à lui accorder asile, un ancien les rappelait à l’ordre : « Sa propre tribu l’a rejeté, et vous pensez lui accorder refuge ? Voulez-vous donc déclarer la guerre à l’ensemble des tribus arabes ? » Car offrir sa protection à un homme renié par sa tribu équivalait à un acte de guerre. Les Qurayshites, qui avaient banni le Prophète ﷺ, jouissaient d’une autorité incontestée sur toute la péninsule arabique. S’opposer à eux, c’était risquer de s’attirer l’hostilité des autres tribus, qui les considéraient comme les gardiens légitimes de la Ka‘ba.
Wahidudine Khan (Mohamed un Prophète pour l’humanité)
Si Abû Tâlib était resté constamment aux côtés de son neveu — le soutenant, le protégeant et l’aidant à surmonter les polythéistes pour instaurer une nation musulmane — on aurait pu croire qu’il était le véritable instigateur de sa mission. Son prestige, son autorité tribale, son influence reconnue auprès des clans, auraient nourri cette idée, même s’il n’avait jamais proclamé ouvertement sa foi. On aurait dit que le Prophète ﷺ avait bénéficié d’un avantage déterminant grâce à l’appui solide d’un oncle puissant, tandis que d’autres croyants, privés de ce privilège, souffraient bien davantage. Mais Dieu voulut que le Prophète ﷺ perde coup sur coup son oncle Abû Tâlib et son épouse bien-aimée Khadîja, ses deux plus sûrs soutiens. Et par cette épreuve, deux vérités fondamentales devaient se révéler :
- La première : que la protection, la victoire et l’assistance véritables ne viennent que de Dieu. La mission du Prophète ﷺ réussit malgré tous les obstacles, non pas en raison de tel ou tel appui humain, mais uniquement parce que Dieu l’avait décrété. Le soutien d’un proche ou son absence ne changent rien à la Volonté divine.
- La deuxième : que la protection accordée par Dieu ne visait pas uniquement la personne du Prophète ﷺ, bien qu’Il l’ait effectivement préservé de toute atteinte majeure. Cette protection couvrait surtout la mission dont il était porteur. Lorsque Dieu dit : « Dieu te protégera des hommes » [5 : 67], Il affirme que nul ne pourra enrayer l’acheminement du message ni arrêter son expansion. L’adversité subie par les prophètes, y compris les persécutions, les oppressions et même les martyres, ne contredit pas cette promesse divine, car ce n’est pas la personne qui est au centre, mais la mission qu’elle incarne.
Muhammad S. R. Al-Bûtî (Fiqh al-Sîra)
Si le Prophète ﷺ avait atteint le succès sans effort ni souffrance, ses compagnons — et les musulmans après eux — auraient pu croire qu’ils étaient en droit d’exiger les mêmes facilités et auraient peiné à supporter les épreuves inévitables sur la voie de Dieu. Rien ne pouvait mieux les réconforter que de savoir que le Prophète ﷺ lui-même, le plus aimé de Dieu, avait traversé les mêmes afflictions, qu’ils ne faisaient que marcher sur ses traces. Qu’importaient alors les insultes, les moqueries et les persécutions des gens, puisqu’ils savaient que le Prophète ﷺ avait, lui aussi, subi l’humiliation de recevoir une poignée de terre sur la tête, et qu’il était rentré chez lui pour que sa fille lui lave les cheveux salis par ses ennemis. Ce qu’il endura lors de son douloureux séjour à Tâ’if suffisait à relativiser toute épreuve dans le cœur de ceux qui le suivaient. Rien ne paraissait insurmontable, puisque leur modèle avait enduré bien davantage, avec patience et dignité.
Muhammad S. R. Al-Bûtî (Fiqh al-Sîra)
Certains prétendent que le Prophète ﷺ a désigné cette année comme « l’année de la tristesse » uniquement en raison du décès de son oncle Abû Tâlib et de son épouse Khadîja, comme si ce double deuil l’avait plongé dans une affliction prolongée. Mais cette interprétation est inexacte. Certes, la perte de ces deux proches fut douloureuse, mais ce n’est pas là la raison principale de cette appellation. Si le Prophète ﷺ appela cette année « l’année de la tristesse », c’est surtout parce que sa mission prophétique en fut profondément affectée. Abû Tâlib lui assurait une protection précieuse qui lui permettait de transmettre le message divin avec une certaine liberté. Après sa mort, cette protection s’éteignit, et la situation se dégrada rapidement. Le Prophète ﷺ ne trouvait plus d’oreilles attentives ; il devenait la cible des moqueries, des humiliations et des agressions. Ce qui attristait profondément le Messager de Dieu ﷺ, ce n’était pas tant la perte affective de ses proches que l’entrave soudaine à sa mission : le fait de ne plus pouvoir transmettre la vérité, de voir les cœurs se fermer, et les esprits rejeter le message salvateur. C’est cette douleur qui donna à cette année son nom. Le Prophète ﷺ était bouleversé à l’idée que les gens refusaient d’écouter ce qui devait les sauver. Pour le consoler, Dieu lui révéla alors des versets empreints de douceur et de réconfort, lui rappelant que sa mission était de transmettre, et non de convertir. Il ne devait pas s’angoisser si les hommes détournaient le regard : seul Dieu guide les cœurs.