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Le Prophète ﷺ et ses compagnons face à l’épreuve des persécutions

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À l’approche de la période du grand pèlerinage, les Qurayshites redoutent que le Prophète ﷺ n’appelle à l’islam les foules d’Arabes venues participer à cet événement. Certains notables décident alors de se rassembler autour d’al-Walîd b. al-Mughîra pour trouver un moyen d’éloigner les gens du Messager de Dieu ﷺ. Chacun propose une stratégie : certains suggèrent de le faire passer pour un devin, d’autres pour un fou, d’autres encore pour un poète ou un magicien. Mais un problème majeur se pose : le Prophète ﷺ ne ressemble en rien à un fou, ni à un devin, ni à un poète, ni à un magicien. Al-Walîd leur explique que Muhammad ﷺ ne pratique pas de chuchotements, ne fait pas de nœuds pour souffler dessus comme les sorciers, et que ses paroles sont d’une nature bien différente. Les Qurayshites eux-mêmes savent, au fond de leur cœur, que le Prophète ﷺ ne profère que la vérité et que le Coran n’a rien de comparable à une œuvre poétique. Al-Walîd finit par leur proposer de le présenter comme un magicien, en précisant : « Je jure par Dieu que ses paroles ont une douceur unique. Leur origine est solide comme un palmier robuste, et leurs fruits sont abondants. Tout ce que vous direz contre lui sera perçu comme un mensonge. Il vaut mieux dire qu’il est un magicien qui a apporté une parole magique capable de séparer un homme de son père, de son frère, de son épouse et de son clan. » Après avoir convenu de cette stratégie, les Qurayshites se dispersent. Lorsque la période du pèlerinage arrive, ils se mettent à propager cette rumeur auprès de chaque nouveau venu, prétendant que le Prophète ﷺ est un magicien. À propos d’al-Walîd b. al-Mughîra, Dieu – Le Très-Haut – révèle : « Alors c’est à Moi qu’aura affaire cet être que J’ai créé démuni de tout, à qui J’ai donné des richesses étendues et des enfants nombreux, témoins de sa fortune. Or, malgré les grandes facilités que Je lui ai accordées, il demeure insatiable, Me réclamant toujours davantage ! Mais aucun de ses souhaits ne sera satisfait, car il a toujours combattu avec acharnement Nos versets. Aussi vais-Je l’épuiser dans une montée fort harassante. Certes, il a bien réfléchi et a bien supputé. Eh bien ! Qu’il périsse d’avoir si bien supputé ! Oui, qu’il périsse d’avoir si bien supputé ! C’est ainsi qu’après avoir dévisagé l’assistance, il se renfrogna et fronça les sourcils ; puis se détourna d’un air hautain et dit : ‘Tout ceci n’est que sorcellerie fort bien imitée ! Ce ne sont-là que des propos d’un mortel !’ Aussi vais-Je livrer cet impie au feu de Saqar » [74 : 11 à 26].

Parmi les étrangers mis en garde contre le Messager de Dieu ﷺ, figure Tufayl b. ‘Amr, poète et chef de la grande tribu des Daws. Lorsqu’il arrive à La Mecque, les Qurayshites l’avertissent que la magie de Muhammad ﷺ est si puissante que ceux qui écoutent ses paroles voient leurs familles se disloquer : entre époux, entre parents et enfants. Tufayl, fortement influencé, se persuade de la véracité de ces mises en garde. Chaque fois qu’il se rend près de la Ka‘ba et aperçoit le Prophète ﷺ, il place du coton dans ses oreilles pour ne pas entendre ses paroles. Un jour pourtant, alors qu’il entre dans l’enceinte de la Mosquée, il voit le Messager de Dieu ﷺ en prière, accomplissant des gestes qu’il ne connaît pas. Intrigué, il s’approche. Malgré lui, quelques paroles du Prophète ﷺ lui parviennent. Pris de réflexion, Tufayl se dit : « Quel superstitieux je suis ! J’ai assez de discernement pour juger moi-même de la valeur de ses paroles. » Il décide alors de suivre le Prophète ﷺ jusqu’à sa demeure. Là, il écoute le Coran récité par le Prophète ﷺ et, saisi par la vérité du message, il embrasse l’islam. Tufayl reste quelques jours à La Mecque pour apprendre les éléments révélés par Dieu concernant l’islam, puis retourne auprès de sa tribu pour y prêcher la religion monothéiste. L’un des hommes célèbres à répondre à son appel est Abû Hurayra. Quelques années après l’Hégire du Prophète ﷺ, Tufayl b. ‘Amr rejoint Médine, accompagné de quatre-vingt familles des Daws converties à l’islam.

Ayant compris que le Messager de Dieu ﷺ ne renoncera pas à sa mission, les Qurayshites déclenchent une vaste campagne de propagande pour semer le doute dans le cœur des croyants. Le Prophète ﷺ est calomnié, traité de possédé et de déséquilibré. Dieu dit à ce sujet : « Peu s’en faut que les négateurs ne te foudroient du regard quand ils entendent réciter le Coran. ‘C’est un vrai possédé !’, disent-ils » [68 : 51]. Dans la sourate Les Abeilles, Dieu précise encore : « Nous savons bien que les négateurs disent : ‘C’est un simple mortel qui l’instruit !’ Mais celui qu’ils visent parle une langue étrangère, alors que ce Coran est en langue arabe bien claire » [16 : 103]. Selon Ibn ‘Abbâs, un Mecquois va même jusqu’à acheter des esclaves chanteuses pour détourner par le charme ceux qui prêtent attention au Prophète ﷺ. À ce propos, Dieu révèle : « Il est des gens qui, au mépris de toute science, prônent de futiles discours pour écarter leurs semblables de la Voie du Seigneur, en la discréditant à leurs yeux. À ceux-là est réservé un supplice infamant » [31 : 6]. Quant aux croyants les plus démunis, les négateurs se moquent d’eux et les tournent en ridicule. À ce sujet, Dieu dit : « Certes, les impies se moquaient autrefois des croyants. Quand ils les croisaient, ils échangeaient des regards malveillants. Quand ils rentraient dans leurs foyers, ils se répandaient en sarcasmes à leur sujet ; et quand ils les apercevaient, ils s’écriaient : ‘Voici les égarés !’, comme s’ils avaient reçu mission de les censurer ! » [83 : 29 à 33].

Voyant que leurs accusations restent sans effet face à la patience (sabr) du Messager de Dieu, les négateurs tentent de négocier une forme de trêve avec le Prophète ﷺ. Ils lui proposent d’adorer Dieu l’Unique durant une année, à condition que les musulmans adorent les divinités de La Mecque l’année suivante. Certains notables vont même à sa rencontre pour lui annoncer leur « conversion » temporaire à l’islam. Ils lui expliquent qu’ils sont prêts à adorer ce qu’il adore, à condition qu’il en fasse autant envers leurs divinités. Ils lui disent : « Si le Seigneur que tu adores est meilleur que nos idoles, cela nous sera profitable. Mais si nos dieux s’avèrent meilleurs que le tien, alors tu en tireras des bénéfices. » C’est à cette occasion que Dieu révèle la sourate Les Négateurs (al-Kâfirûn) : « Dis : ‘Ô négateurs ! Je n’adore pas ce que vous adorez ; pas plus que vous n’adorez ce que j’adore ! Je ne suis pas adorateur de ce que vous adorez et vous n’êtes pas adorateurs de ce que j’adore. À vous votre religion, et à moi la mienne !’ » [Sourate 109].

Durant les trois premières années de la révélation, au temps de la prédication secrète, la réaction des négateurs reste relativement neutre. Mais lorsque la prédication devient publique, le Prophète ﷺ et les croyants commencent à être harcelés pendant plusieurs mois. Voyant que toutes leurs manœuvres contre l’islam restent sans effet, les notables de La Mecque se rassemblent pour élaborer une nouvelle stratégie. Après de longues discussions, ils décident de provoquer le Prophète ﷺ au combat et de séquestrer et torturer les croyants. Le Prophète ﷺ et ses compagnons subissent avec patience cette situation durant neuf longues années. Ce n’est qu’après leur départ de La Mecque vers Médine qu’ils deviennent enfin libres. Ce n’est qu’après l’Hégire que Dieu autorise Son Messager ﷺ ainsi que les croyants à prendre les armes pour se protéger et se défendre. Il faut aussi rappeler que certains croyants, restés prisonniers à La Mecque, ne seront libérés des persécutions qu’au moment de la libération de la ville, en l’an 8 de l’Hégire.

Étant donné que le Prophète ﷺ est protégé par Abû Tâlib, le chef des Banû Hâshim, les négateurs ne peuvent ni le torturer ni le tuer. Ils mettent donc tout en œuvre pour provoquer un conflit avec lui, mais le Prophète ﷺ patiente et invoque son Seigneur sans jamais riposter. Son oncle Abû Lahab est le premier à manifester ouvertement son opposition au Prophète ﷺ et à l’islam. Il lance des pierres sur son neveu et exprime sa joie lorsqu’il apprend la mort du second fils du Prophète ﷺ, ‘Abdallâh. Sa femme, Umm Jamîl, est elle aussi très active dans le harcèlement : elle éparpille des fagots de broussailles et d’épines sur les chemins que le Prophète ﷺ emprunte, attachés avec des cordes faites de fibres de feuilles de palmier. Au lieu de soutenir son neveu, Abû Lahab s’acharne contre lui sans relâche. Cette situation devient d’autant plus pénible que ce criminel est aussi l’un de ses voisins immédiats. Parmi les autres voisins du Prophète ﷺ, ‘Uqba b. Abî Mu‘ayth se montre tout aussi odieux. Il arrive qu’ils entrent dans la maison du Prophète ﷺ pendant sa prière pour déposer des entrailles de brebis dans sa marmite. Lorsque cela se produit, le Prophète ﷺ sort sur le seuil de sa porte, tenant les abats au bout d’un bâton, et dit : « Ô fils de ‘Abd Manâf ! Quelle protection est donc la vôtre ! » Puis il rentre chez lui, sans jamais répondre par la violence.

Al-Bukhârî rapporte qu’un jour, alors que le Prophète ﷺ est prosterné devant la Ka‘ba, Abû Jahl demande à ses compagnons d’apporter le placenta d’une chamelle pour le jeter sur son dos. ‘Uqba b. Abî Mu‘ayth part chercher le placenta et, à son retour, l’un des notables le jette sur le dos du Prophète ﷺ, ce qui fait éclater de rire les idolâtres. Des compagnons présents assistent à la scène, mais ils ne peuvent intervenir, étant soit trop jeunes, soit en situation d’infériorité. Le Prophète ﷺ reste prosterné, sans se relever, jusqu’à ce que sa fille Fâtima, encore enfant, vienne et retire les saletés de son dos avec ses petites mains. Ému et profondément touché, le Prophète ﷺ lève alors ses mains vers le ciel et invoque : « Ô mon Dieu, à Toi de tirer vengeance des Qurayshites ! » Puis il désigne nommément chacun des responsables de cette agression en disant : « Ô mon Dieu, charge-Toi d’Abû Jahl, de ‘Utba b. Rabî‘a, de Shayba b. Rabî‘a, d’al-Walîd b. ‘Utba, d’Umayya b. Khalaf et de ‘Uqba b. Abî Mu‘ayth. » ‘Abdullah b. Mas‘ûd, le rapporteur du récit, ajoute : « Par Celui qui tient mon âme dans Ses Mains, je les ai tous vus morts, jetés dans le puits de Badr. »

Parmi les exemples d’agressions contre le Prophète ﷺ, on rapporte qu’une fois, ‘Uqba b. Abî Mu‘ayth crache au visage du Messager de Dieu ﷺ. Une autre fois, ce même ‘Uqba broie des os décomposés et souffle leur poussière en direction du visage du Prophète ﷺ. Parmi les plus agressifs, se trouve aussi Abû al-Hakam — que les musulmans appellent Abû Jahl. Un jour, alors que le Prophète ﷺ prie en face de la Ka‘ba, Abû Jahl le menace et l’injurie de nouveau. Le Prophète ﷺ le saisit alors à la gorge et lui récite ces versets : « Malheur à toi ! Malheur ! Et encore une fois : Malheur à toi ! Malheur ! » [75 : 34 et 35]. Fou de rage, Abû Jahl réplique : « Ô Muhammad ! Tu me menaces ! Par Dieu, ni toi ni ton Seigneur ne pouvez rien contre moi. Car je suis l’homme le plus puissant qu’ait connu La Mecque. » Une autre fois, Abû Jahl jure d’écraser le cou du Prophète ﷺ et de lui jeter du sable au visage dès qu’il le croisera. À peine a-t-il prononcé ces paroles qu’il aperçoit le Messager de Dieu ﷺ. Il part dans sa direction mais, soudainement, fait demi-tour. Ses compagnons lui demandent la raison de son retrait. Il répond : « J’ai vu un fossé de feu ardent se dresser entre lui et moi, ainsi que des ailes qui battaient. » Plus tard, le Prophète ﷺ explique : « S’il s’était approché, les Anges lui auraient arraché les membres les uns après les autres. » (Muslim). Ce récit révèle deux éléments essentiels. D’abord, certains idolâtres de La Mecque sont témoins de miracles du Prophète ﷺ : ici, Abû Jahl aperçoit les ailes d’un ange, mais malgré cette preuve éclatante, il n’embrasse pas l’islam. Il pense probablement être confronté à une forme de magie très puissante. Même si les négateurs prétendent rejeter les miracles du Prophète ﷺ, le doute subsiste dans leur esprit et leur cœur. On constate d’ailleurs que certains notables hostiles à l’islam viennent discrètement écouter le Coran, en secret, sans se faire accompagner. À travers une lecture attentive de la Sîra, on remarque que l’orgueil, l’hostilité et la cruauté des négateurs se manifestent surtout lorsqu’ils sont en groupe. Isolés, plusieurs d’entre eux montrent des signes de doute. L’exemple de ‘Umar b. al-Khattâb en est la preuve : c’est la force du Coran qui, finalement, l’amène à reconnaître la véracité du message divin et à comprendre qu’il ne s’agit en rien d’une œuvre humaine.

Ce récit rapporté par Muslim montre clairement que le Prophète ﷺ bénéficie d’une protection divine : il est en réalité intouchable. Les idolâtres peuvent comploter pour le tuer, ils n’y parviennent jamais. Le fait que le Prophète ﷺ ne soit pas assassiné durant les vingt-trois années de sa mission constitue un véritable miracle. Comment un homme pourrait-il survivre alors que les Arabes nourrissent contre lui une haine profonde, que ses compagnons sont torturés et que certains sont lâchement tués ? Comment pourrait-il subsister à La Mecque, dans un environnement où aucune loi ne protège l’opprimé ? Seul un Prophète, soutenu par Dieu, peut bénéficier d’une telle protection. Si le Messager de Dieu ﷺ prie ouvertement devant la Ka‘ba, alors que ses compagnons doivent se cacher pour ne pas être découverts, c’est bien parce qu’il sait que rien ne peut lui arriver sans la permission de son Seigneur.

Pour décourager les croyants et les pousser à abandonner l’islam, les négateurs leur font subir différentes formes de supplices. Les plus faibles, en particulier les esclaves et les confédérés, sont torturés. Quant aux Mecquois issus de la tribu de Quraysh et convertis à l’islam, ils subissent des réprimandes, des menaces, des insultes, et sont très souvent excommuniés ou séquestrés par leur propre clan. Les riches commerçants comme Abû Bakr et Khadîja, eux, sont boycottés. Par exemple, Mus‘ab b. ‘Umayr, connu pour son élégance et sa beauté, est privé de nourriture par sa propre mère, puis chassé. Ce changement brutal d’existence provoque le dessèchement de sa peau et la dégradation de son apparence physique. Autre exemple : un croyant, confédéré des Banû ‘Abd al-Dâr, est attaché par une corde à son pied et traîné dans les rues de La Mecque. D’autres croyants sont placés dans des armures métalliques et jetés sur le sable brûlant du désert en plein soleil. Certains sont forcés de s’allonger sur des charbons ardents, immobilisés sous le poids d’une lourde pierre posée sur leur poitrine. Deux esclaves de la famille de ‘Umar b. al-Khattâb, appelées Zinnîra et Lubayna, subissent quotidiennement des coups de la part de ‘Umar lui-même. Plus tard, lorsqu’il embrasse l’islam, ‘Umar accepte à plusieurs reprises d’être battu par les négateurs, en guise d’expiation pour les injustices qu’il avait commises.

Parmi les croyants qui subissent les persécutions les plus cruelles figure la famille de ‘Ammâr b. Yâsir. Lui et ses proches sont des confédérés du clan des Banî Makhzûm, l’un des clans les plus hostiles à l’islam. Abû Jahl, l’un de leurs hauts dignitaires, ne leur laisse aucun répit. Il les emmène dans la vallée de La Mecque pour les exposer au soleil brûlant lorsque la chaleur devient insupportable. Le Prophète ﷺ est profondément touché par ce que la famille de ‘Ammâr endure. Souvent, il les réconforte en leur disant : « Soyez fermes, votre lieu de repos au Paradis vous attend. » Mais un jour, poussé par la haine, Abû Jahl poignarde en plein cœur la mère de ‘Ammâr. Elle devient ainsi la première femme à tomber en martyr pour l’islam. Son seul « crime » est d’avoir cru en un Dieu unique et suivi Son Messager ﷺ. Quant au père de ‘Ammâr, il succombe lui aussi aux épreuves imposées par les négateurs. Les tortures sont si intenses qu’un jour, ‘Ammâr finit par céder sous la contrainte et prononce des paroles que les négateurs veulent entendre. Rongé par l’inquiétude, il se rend auprès du Messager de Dieu ﷺ pour lui raconter ce qui s’est passé. Dieu l’innocente aussitôt en révélant : « Quiconque renie Dieu après avoir cru – à moins d’y être contraint tout en demeurant fidèle intérieurement à sa foi –, ainsi que ceux qui ouvrent délibérément leur cœur à l’impiété, ceux-là, la colère de Dieu s’abattra sur eux et ils seront voués à un terrible châtiment » [16 : 106].

Enfin, terminons avec l’histoire de Bilâl l’Abyssin, esclave d’Umayya b. Khalaf. Lorsqu’Umayya découvre que Bilâl s’est converti à l’islam, il le frappe violemment et le torture pour tenter de lui faire renier sa foi. On rapporte qu’Umayya attache parfois une corde au cou de Bilâl pour le faire traîner par les enfants dans les rues de La Mecque. Il arrive aussi qu’il l’attache dans le désert, sans nourriture ni eau, l’exposant ainsi au supplice du soleil écrasant et du sol brûlant de la vallée de La Mecque. Il le maintient des heures durant en position allongée, une lourde pierre écrasant sa poitrine. Malgré ces souffrances, Bilâl ne cesse de proclamer : « Unique ! Unique ! » Voyant l’intensité de ses douleurs, Abû Bakr propose un jour à Umayya de racheter Bilâl. Umayya accepte, et ainsi Bilâl est affranchi. Malgré toutes ces persécutions, malgré la mort de Sumayya, malgré toutes les agressions contre le Prophète ﷺ, aucune riposte violente de la part des musulmans n’est enregistrée. Dieu n’a pas encore autorisé les croyants à se battre. Pendant dix longues années, la patience et la résistance pacifique restent la ligne de conduite des musulmans, non seulement pour ne pas donner aux Qurayshites le moindre prétexte pour exterminer la jeune communauté des croyants, mais aussi parce que Dieu veut que les croyants fortifient leur foi et élèvent leur spiritualité.

À la Mecque, le Prophète et ses compagnons furent la cible de moqueries et d’insultes grossières. Une véritable équipe s’était constituée pour tourner en ridicule l’islam et ses fidèles, de manière organisée, semblable à ce que pratique aujourd’hui une certaine presse d’opposition qui, par des caricatures acerbes et des plaisanteries offensantes, cherche à discréditer ses adversaires aux yeux du public.

Muhammad al-Ghazâlî (Fiqh al-Sîra)

Que pouvait faire le Prophète pour ses compagnons accablés par la persécution ? Lui-même était sans défense, incapable même de se protéger. Lorsqu’il se prosternait en prière, on lui jetait des entrailles et des déchets d’animaux, et l’on versait des immondices devant sa porte. Sa seule arme était la patience. Le Prophète n’avait pas réuni ses compagnons autour d’un but immédiat ou d’un avantage matériel. Il leur avait dévoilé une vérité longtemps enfouie, dissipé les ténèbres qui obscurcissaient leurs cœurs, et leur avait permis de retrouver la sérénité naturelle que le polythéisme leur avait confisquée. Grâce à lui, l’homme renouait avec son Seigneur, retrouvait cette alliance primordiale qui l’ancrait dans la certitude après tant d’errance et de désespoir. Il avait établi un lien entre l’éphémère et l’éternel, et les hommes avaient alors préféré l’au-delà à ce monde passager. Il leur avait offert de choisir entre les idoles façonnées de leurs mains et Dieu, le Très-Haut. Ils avaient délaissé les statues muettes pour se tourner vers le Créateur des cieux et de la terre. Cela seul suffisait à témoigner de la grandeur du Prophète , et cela seul suffisait à honorer ses compagnons, choisis par la sagesse divine. S’ils étaient blessés, qu’ils endurent. S’ils étaient agressés par les idolâtres, qu’ils tiennent fermement sur la voie de la vérité. Le conflit entre la foi et l’impiété finirait par s’éteindre… Dans ces temps de tourmente, le Messager de Dieu insufflait dans les cœurs une confiance profonde. Il leur partageait ce que Dieu avait mis en lui : une conviction lumineuse de la victoire de l’islam, de la diffusion de ses principes, et de la chute prochaine de toute tyrannie, en Orient comme en Occident, grâce aux pionniers de cette noble mission. Cette assurance devenait la cible des moqueries des railleurs, comme al-Aswad b. al-Muttalib et ses compagnons. En croisant les croyants, ils se lançaient des regards complices et disaient avec ironie : « Voilà les rois du monde, ceux qui vaincront Chosroes et César ! », puis ils éclataient de rire, sifflant et applaudissant.

Muhammad al-Ghazâlî (Fiqh al-Sîra)

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Le Prophète incarne une patience exemplaire face aux épreuves qu’il traverse pour transmettre le message divin, notamment durant la période mecquoise. Le terme arabe « sabr » désigne bien plus qu’une simple endurance : il évoque la fermeté, la constance et la capacité à tenir bon malgré l’adversité. De la même racine, le mot « sabbara » signifie un sol rocailleux, difficile à pénétrer, mais riche en force et en potentiel. Une personne véritablement patiente est ainsi semblable à cette terre : ni les difficultés ni les attaques ne l’ébranlent. Elle poursuit son chemin avec une détermination inébranlable. Dans la tradition islamique, les hommes dotés d’un cœur vaillant sont appelés « sabûr », car rien ne les détourne de leur mission, aussi rudes que soient les obstacles. Pour celui qui vit pour l’islam, la patience est une vertu vitale : elle donne naissance à une force intérieure qui rend insensible aux revers et immunise contre le désespoir. Mettre sa confiance en Dieu, c’est acquérir cette force invisible qui pousse à continuer, même lorsque tout semble perdu.

Les prédicateurs sincères font souvent face à l’isolement. Ils se retrouvent seuls, liés aux commandements divins, pendant que le reste du monde agit sans limite. Ils prônent des objectifs spirituels, alors que leurs adversaires s’adonnent à la politique, à l’économie ou au pouvoir. Cette différence de cap peut susciter chez eux du découragement ou la tentation de renoncer. C’est alors que le sabr intervient comme un rempart. Dieu dit dans le Coran : « Sois donc patient ! La promesse de Dieu s’accomplira. Que ceux qui ne sont pas convaincus ne t’ébranlent point ! » [30 : 60]. Parfois, la patience prend la forme du courage face aux injustices et à la violence. C’est ce que les Prophètes ont toujours incarné. Ils répondaient à leurs persécuteurs : « Nous sommes décidés à supporter avec patience les outrages que vous  nous faites subir, car ceux qui cherchent à se confier, c’est en Dieu qu’ils doivent placer leur confiance » [14 : 12].

Endurer sans céder est une partie intégrante de la mission des Prophètes. Celui qui se plaint trop vite affaiblit l’impact de son message. La patience, au contraire, prouve la sincérité du croyant. Elle témoigne qu’il agit pour Dieu, et non pour une quelconque reconnaissance personnelle. La patience véritable n’est pas passive. Elle est une stratégie, un choix réfléchi. Là où l’impatience pousse à réagir sous le coup de l’émotion, le sabr invite à la lucidité, à la hauteur de vue. Elle permet de bâtir une réponse intelligente, fondée sur les lois de Dieu et le cours naturel des événements. En cela, elle prépare la victoire. Le croyant qui endure sans faiblir touche les cœurs. Même ses ennemis finissent par respecter sa constance. L’être humain est naturellement attiré par la noblesse et la retenue, surtout lorsqu’elles émanent d’un opprimé sincère. C’est pourquoi la patience ouvre des portes insoupçonnées. Enfin, le plus grand fruit de la patience est l’aide divine. Celui qui persévère avec constance pour une cause juste remet sa mission entre les Mains de Dieu. Et Dieu n’abandonne jamais Ses alliés. Il est inconcevable que celui qui met sa confiance sincère en Dieu soit abandonné. Ce secours venu d’en-haut se manifeste de multiples façons, souvent insaisissables pour l’intelligence humaine. Cependant, certaines formes de ce soutien divin sont évoquées explicitement dans le Coran. Ainsi, lorsque les premiers musulmans se retrouvaient confrontés à des adversaires bien plus puissants, Dieu renforçait leur foi en leur insufflant sérénité et assurance, tandis que la peur paralysait leurs ennemis. Lors de la bataille du Fossé, Il envoya le vent et une armée d’anges invisibles pour soutenir les croyants. Dieu dit : « Ô vous qui croyez ! Souvenez-vous des bienfaits de Dieu à votre égard lorsque, pour vous délivrer des armées qui marchaient contre vous, Nous suscitâmes contre elles un ouragan et des troupes que vous ne pouviez voir » [33 : 9].

Le « sabr », c’est aussi cette capacité à endurer les injustices infligées par l’ennemi sans sombrer dans l’amertume ni réclamer vengeance. Lorsque des musulmans se trouvent marginalisés ou discriminés, notamment sur le plan économique dans une société où ils sont minoritaires, la patience ne signifie pas céder ou accepter l’injustice comme une fatalité. Elle consiste à renforcer sa propre excellence, à redoubler d’efforts pour se distinguer par la compétence, la droiture et la persévérance. Face aux préjugés, il ne suffit pas d’exiger l’égalité : il faut la mériter, puis la dépasser, pour l’imposer par l’évidence. Car si plusieurs candidats se valent, les préjugés peuvent fausser le choix. Mais si un individu excelle de manière incontestable, aucune discrimination ne pourra raisonnablement lui barrer la route. Le sabr consiste donc à élever son niveau, non par orgueil, mais pour faire tomber les barrières de l’injustice avec dignité et force morale […].

La patience peut, à première vue, sembler passive ou résignée. Pourtant, ses fruits sont puissants et constructifs. Lorsqu’on en comprend la portée, on abandonne toute envie de riposte précipitée face à l’injustice. On choisit plutôt d’inscrire son action dans le temps long, en initiant une dynamique de changement durable. En situation de blessure ou d’oppression, les émotions prennent souvent le dessus, risquant de provoquer des réactions impulsives qui manquent de lucidité. La patience, elle, permet de prendre du recul, de réfléchir avec clarté, et d’évaluer objectivement les différentes options. Elle pousse à adopter une stratégie réfléchie, alignée sur des principes solides. Alors que l’impatience pousse à des réactions immédiates souvent mal orientées, la patience s’inscrit dans une vision globale. Elle repose sur la certitude que Dieu, dans Sa sagesse, a établi des lois invisibles qui régissent le monde, et que ces lois finiront par faire triompher la vérité. Patienter, c’est faire confiance à ces lois divines et œuvrer avec lucidité, en attendant leur pleine manifestation. Lorsque nous affrontons un adversaire avec précipitation, nos motivations sont souvent dictées par la colère ou l’orgueil. Cela nous expose à de mauvais choix et à des décisions hâtives qui risquent de nuire à notre cause. En revanche, celui qui s’arme de patience se voit doté d’une forme de sagesse inspirée, d’une intelligence affûtée qui éclaire ses pas. Cette lucidité permet de prendre de la hauteur, d’anticiper les obstacles et de bâtir une stratégie sur le long terme. La patience donne naissance à une intelligence calme et profonde, capable de déjouer les pièges de l’émotion. Elle libère l’esprit des réactions impulsives et ouvre la voie à une réflexion lucide et éclairée. Celui qui patiente voit plus loin que les urgences du moment ; il discerne les véritables enjeux derrière les apparences et sait attendre le moment juste pour agir avec pertinence et efficacité.

La patience agit comme un frein salutaire qui nous évite de réagir sous le coup de l’émotion et permet aux choses d’évoluer selon l’ordre naturel que Dieu a établi. La nature humaine, constante et profonde, exerce une influence durable sur les événements. En vérité, les cœurs gardent toujours une forme d’estime pour celui qui endure l’injustice sans répondre par la violence, pour celui qui ne se laisse pas entraîner dans l’insulte, même lorsqu’il y est vivement provoqué. L’instinct moral universel tend spontanément à soutenir celui qui subit plutôt que celui qui agresse. Les grandes opportunités que la société semble refuser s’ouvrent souvent dans le secret du destin à ceux qui supportent l’épreuve avec dignité. Et quand ces hommes se maintiennent fermement face à l’adversité, ils finissent par convaincre le monde qu’ils incarnaient la vérité […].

Wahidudine Khan (Mohamed un Prophète pour l’humanité)

Lorsqu’on médite sur les souffrances infligées au Prophète et à ses compagnons par les polythéistes, une question surgit naturellement : pourquoi ceux qui suivaient la vérité ont-ils enduré de telles épreuves ? Pourquoi Dieu ne leur a-t-Il pas épargné ces douleurs alors qu’ils étaient Ses plus fidèles serviteurs ? La réponse réside dans la nature même de la mission humaine. L’être humain a été créé pour porter une lourde responsabilité, et une grande part de cette responsabilité consiste à répondre à l’appel de Dieu, à Le servir sincèrement, et à œuvrer pour l’établissement d’une société fondée sur les principes de l’islam. Servir Dieu ne se limite pas à une simple adhésion de cœur : c’est s’engager pleinement dans une voie de transformation personnelle et collective, en luttant notamment contre ses propres faiblesses et pulsions intérieures. C’est pourquoi Dieu attend de Ses serviteurs qu’ils unissent une foi ferme à un engagement actif. Il ne suffit pas de croire ; il faut agir, affronter les difficultés, persévérer dans l’effort et accepter les sacrifices, qu’ils soient matériels, physiques ou émotionnels. Si Dieu avait facilité le chemin sans laisser place à l’épreuve, aucun effort, aucun sacrifice n’aurait été exigé, et ainsi, la sincérité de chacun serait restée voilée. Le croyant et l’hypocrite auraient été confondus, et personne n’aurait pu démontrer la force de son amour pour Dieu par ses actes. C’est ainsi que les épreuves deviennent une nécessité. Elles ne sont ni punitions ni injustices, mais un moyen de faire apparaître la vérité des cœurs. Elles révèlent qui persiste par amour et par fidélité, et qui s’écarte dès que les vents se lèvent. Cette sagesse divine repose sur trois fondements fondamentaux :

  1. L’identité de l’homme en tant que serviteur de Dieu : « Je n’ai créé les djinns et les hommes que pour M’adorer » [51 : 56].
  2. La mission de porter une responsabilité : Tout être doué de raison est chargé d’appliquer la loi divine dans sa propre vie et de contribuer à sa mise en œuvre autour de lui (dans le respect des lois du pays), quelles que soient les oppositions ou les souffrances rencontrées.
  3. La nécessité de distinguer le sincère de l’hypocrite : Les épreuves sont le révélateur de la véritable foi. Dieu dit : « Les hommes s’imaginent-ils qu’on les laissera dire : ‘Nous croyons’ sans les mettre à l’épreuve ? Nous avons déjà mis à l’épreuve ceux qui les ont précédés. Dieu connaît parfaitement ceux qui disent la vérité et ceux qui ne font que mentir » [29 : 2 et 3]. Et encore : « Pensiez-vous entrer au Paradis sans que Dieu ait jamais mis à l’épreuve la sincérité et l’endurance de ceux d’entre vous qui ont combattu pour Lui ? » [3 : 142].

Si telle est la sagesse divine à l’égard des croyants, elle l’est encore davantage envers Ses Prophètes et Ses élus. Le Prophète n’échappa pas à cette loi divine : comme les messagers qui l’avaient précédé, il fut exposé aux pires persécutions. En vérité, les épreuves auxquelles les musulmans font face lorsqu’ils s’engagent sur la voie de Dieu ne sont pas des impasses destinées à briser leur élan. Elles sont, au contraire, les marches d’un escalier invisible qui les mène vers la réalisation du dessein divin. Plus les souffrances s’intensifient, plus les sacrifices se multiplient, plus l’issue victorieuse se rapproche. C’est pourquoi le croyant ne doit pas se laisser envahir par le découragement. L’islam enseigne que l’endurance face à l’épreuve est le prélude à une grande victoire. Les douleurs, les pertes et les injustices annoncent une ouverture prochaine, une miséricorde divine imminente. Le Coran le rappelle dans ces termes puissants : « Espérez-vous accéder au Paradis sans avoir été éprouvés comme l’ont été ceux qui vécurent avant vous ? Ils ont connu des malheurs et des calamités ; ils ont été secoués par l’adversité au point que leur prophète et ceux qui le suivaient en vinrent à se demander : ‘ À quand donc le secours du Seigneur ?’ – Certes le secours de Dieu est toujours proche ! » [2 : 214]. Ce verset répond clairement à ceux qui, face à la douleur, y voient un échec. Il affirme que les épreuves ne sont pas un signe d’abandon, mais une préparation à la délivrance. L’exemple poignant de Khabbâb b. al-Aratt en témoigne. Torturé pour sa foi, le corps meurtri, il vint voir le Prophète pour lui demander d’invoquer la victoire divine. Le Messager de Dieu lui rappela que cette voie, parsemée de souffrances, avait toujours été celle des prophètes et des justes avant lui. Dieu éprouve ceux qui prétendent croire afin de distinguer les sincères des opportunistes.

Le véritable croyant affronte les oppressions avec constance. Il sait que l’épreuve précède la victoire, et que celle-ci n’est qu’une question de temps. Le Prophète avait annoncé que l’islam s’étendrait si largement qu’un voyageur pourrait aller de Sanaa à Hadramaout sans craindre autre chose que Dieu ou le loup pour ses bêtes. Il annonça aussi la chute des empires perse et byzantin – une promesse qui ne se réalisa qu’après sa mort. Pourquoi ces victoires ne se sont-elles pas produites de son vivant, alors que Dieu l’aimait tant ? Parce que le prix n’avait pas encore été entièrement payé. Car Dieu ne cherche pas à exaucer les désirs personnels de Ses prophètes mais à éprouver la fidélité des croyants qui ont scellé un pacte avec Lui. Ce pacte est ainsi exprimé dans le Coran : « En vérité, Dieu a acheté aux croyants leurs personnes et leurs biens en échange du Paradis, en vue de défendre Sa cause. Ils combattent dans le chemin de Dieu, ils tuent et sont tués » [9 : 111].

Muhammad S. R. Al-Bûtî (Fiqh al-Sîra)

La transformation opérée par le Prophète au cours de sa mission peut être qualifiée de révolution d’envergure mondiale, mais elle s’est réalisée avec un bilan humain remarquablement faible. En vingt-trois années, marquées par près de quatre-vingts expéditions militaires, seulement vingt-sept furent dirigées directement par le Prophète , et la majorité d’entre elles ne débouchèrent sur aucun combat. Au total, on dénombre 1 018 morts (près de 500 morts seulement selon des recherches contemporaines), dont 259 du côté des musulmans et 759 du côté de leurs adversaires. Un chiffre si modeste au regard d’une révolution aussi décisive dans l’histoire humaine démontre que cette mission prophétique fut essentiellement pacifique, bien que ponctuée d’affrontements inévitables. Il ne s’agit pas seulement d’un argument de fierté pour les musulmans, qui le comparent parfois à d’autres bouleversements historiques — comme la révolution russe avec ses 13 millions de morts, ou la révolution française, dont le tribut en vies humaines se compte aussi en milliers. Ces comparaisons visent à mettre en évidence la singularité de l’expérience prophétique islamique.

Cependant, il est important d’élargir cette perspective. Ce n’est pas seulement avec les révolutions laïques ou non musulmanes que la mission du Prophète devrait être comparée, mais également avec les soulèvements, mouvements et réformes islamiques contemporains. Une évaluation honnête amènerait à poser cette question : les révolutions modernes menées au nom de l’islam dans le monde musulman ont-elles été aussi maîtrisées, aussi peu coûteuses en vies humaines que celle menée par le Prophète ? Le XXe siècle a vu émerger de nombreux mouvements islamiques révolutionnaires dans différentes régions du monde musulman. Si les musulmans se plaisent à comparer favorablement leur modèle prophétique aux grandes révolutions du monde moderne, ne devraient-ils pas également évaluer leurs propres initiatives à l’aune de la mission du Prophète ? Une telle comparaison ne manquerait pas de susciter une profonde remise en question. Car si les efforts révolutionnaires contemporains mènent à des bilans bien plus lourds, alors qu’ils produisent souvent des résultats beaucoup plus restreints, cela signifie qu’ils s’éloignent de l’esprit prophétique qui unissait fermeté, patience, sagesse et juste usage de la force. La révolution islamique initiée par le Prophète fut donc unique, non seulement par son ampleur mais aussi par sa retenue. À travers elle, l’islam se propagea rapidement dans les quatre coins du monde, sans jamais sombrer dans la brutalité aveugle ou la logique du chaos. Voilà un exemple que les mouvements musulmans d’aujourd’hui gagneraient à méditer et à suivre. Les révolutions islamiques contemporaines, bien qu’ayant causé la mort de millions de personnes, n’ont pas engendré de transformation véritable ni de victoire durable. On peine à désigner ne serait-ce qu’un seul territoire où un changement islamique authentique, solide et bénéfique aurait pu aboutir. Pire encore, les résultats constatés sont souvent à l’opposé des objectifs visés. Ce constat douloureux trouve un écho étonnant dans ce passage du Lévitique : « Tu sèmeras ta graine en vain, car tes ennemis la mangeront. Ceux qui te haïssent te domineront. Ta force sera gaspillée en vain, car ta terre ne donnera pas ses récoltes, ni les arbres leurs fruits » [Lévitique, chap. 26]. Une description qui semble décrire fidèlement la situation actuelle du monde musulman.

À l’époque du Prophète , un millier de compagnons sincères et résolus suffirent pour que Dieu fasse triompher leur cause. Leur dévouement total ne resta pas sans effet, car ils avaient suivi une voie authentique, guidée par la Révélation. Aujourd’hui, malgré le nombre impressionnant de musulmans prêts à se sacrifier, les fruits se font attendre. Nos efforts semblent s’épuiser sans porter leurs fruits. Cela signifie que le problème ne vient pas du manque d’engagement, mais de la direction même de cet engagement. Le Coran rappelle que Dieu accorde la victoire à ceux qui suivent fidèlement Son chemin : « En vérité, Nous t’avons accordé une victoire éclatante, afin que Dieu te pardonne tes fautes passées et présentes, parachève sur toi Sa grâce et te dirige dans la voie droite. Dieu te prête ainsi un puissant secours » [48 : 1 à 3]. Celui qui prétend avoir semé du blé mais récolte des ronces doit admettre qu’il s’est trompé dans la graine ou la méthode. Il est absurde de penser que des semences saines puissent produire des ronces. Il en va de même pour nos efforts collectifs. Si nous avions réellement imité l’esprit, la méthode et la sincérité du Prophète et de ses compagnons, nos sacrifices auraient porté leurs fruits. Mais il faut le reconnaître : nos actions ont souvent été éloignées de leur exemple. Se complaire dans des illusions ne remplacera jamais la vérité. Le bonheur réel — ici-bas et dans l’au-delà — ne peut être atteint qu’en s’alignant sur la voie prophétique, avec lucidité, sincérité et rigueur.

Wahidudine Khan (Mohamed un Prophète pour l’humanité)

Plus tard, les savants de l’islam se référeront à cet épisode pour établir qu’un musulman placé dans une situation d’extrême contrainte — notamment sous la menace directe de sa vie par un pouvoir tyrannique — pouvait, dans certains cas, prononcer des paroles contraires à sa foi si cela lui permettait d’échapper à la mort. L’exemple de ‘Ammâr b. Yâsir, contraint sous la torture à renier verbalement sa foi, servira ainsi de fondement à la notion juridique de taqiyya — c’est-à-dire la dissimulation temporaire de la vérité en cas de danger vital. Cette concession n’a jamais été admise que dans des circonstances exceptionnelles, comme celles subies par ‘Ammâr, où l’individu se trouvait dans l’impossibilité de résister physiquement ou psychologiquement à l’épreuve. En dehors de telles situations extrêmes, comme cela sera clairement souligné dans d’autres contextes, les croyants ont toujours été appelés à maintenir la vérité, quelle qu’en soit la conséquence, et à ne jamais transiger sur les principes fondamentaux de leur foi.

Tariq Ramadan (Muhammad, vie du Prophète)

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