Après trois années de prédication secrète et sélective, Dieu révèle : « Proclame donc hautement les ordres que tu as reçus et détourne-toi des idolâtres ! » [15 : 94] et : « Avertis les gens qui te sont les plus proches, et sois bienveillant à l’égard des croyants qui te suivent ; mais s’ils te désobéissent, dis-leur : ‘Je désavoue ce que vous faites.’ » [26 : 214 à 216]. La prédication prend alors une nouvelle tournure : elle devient publique. Elle ne concerne plus uniquement certains individus, mais l’ensemble des concitoyens mecquois. Suite à la révélation de ces versets, le Prophète ﷺ commence par inviter les membres de son clan, les Banû Hâshim, puis élargit son appel aux autres habitants de La Mecque.
La première fois que le Prophète ﷺ réunit les Banû Hâshim et un groupe des Banû ‘Abd al-Muttalib pour leur annoncer sa mission, Abû Lahab prend la parole et dit : « Tes oncles et tes cousins sont là. Parle donc clairement. Mais sache que ta famille ne pourra résister à l’opposition de tous les Arabes. Rappelle-toi aussi que les tiens ont des droits sur toi. Si tu te contentes de suivre leurs traditions, ce sera un soulagement pour eux plutôt qu’une guerre contre tout le reste des Arabes. Jamais je n’ai vu quelqu’un porter plus de malheurs sur sa propre famille que toi. » Face à cette réaction, le Prophète ﷺ garde le silence et reporte son appel à une autre réunion. Lors de la seconde assemblée, le Prophète ﷺ dit : « Je suis le Messager de Dieu pour l’humanité en général et pour vous en particulier. Par Dieu, vous mourrez comme vous dormez, vous serez ressuscités comme vous vous réveillez, et vous serez jugés selon vos actes. » Une nouvelle fois, Abû Lahab manifeste son opposition. Il souhaite qu’Abû Tâlib renie son neveu pour préserver le rang social des Banû Hâshim. Abû Tâlib, bien qu’il n’embrasse pas l’islam, réagit différemment : il promet de protéger son neveu et de lui accorder l’appui de son clan. Voyant cela, Abû Lahab lui dit : « Je jure par Dieu que ton soutien envers lui est une mauvaise chose. Il faut l’arrêter avant que d’autres ne le fassent. » Mais Abû Tâlib ne renonce jamais à protéger le Prophète ﷺ jusqu’à sa mort.
Après avoir invité son clan, le Prophète ﷺ appelle tout le peuple de Quraysh à l’islam. Il monte sur la colline de Safâ, interpelle ses concitoyens et leur dit : « Si je vous annonçais qu’une armée s’apprête à vous attaquer depuis la vallée, me croiriez-vous ? » Ils répondent : « Nous n’avons jamais entendu de mensonge de ta part. » Le Prophète ﷺ poursuit alors : « Je vous avertis d’un châtiment sévère… Ô Quraysh, préservez-vous du feu ! Je ne pourrai rien pour vous… Ô Safiyya, tante de Muhammad, ô Fâtima, fille de Muhammad, sauvez vos âmes du feu, car je ne pourrai rien pour vous. » Abû Lahab, cherchant à sauver son prestige, crie : « Que sèchent tes mains toute la journée ! Est-ce pour cela que tu nous as rassemblés ? » Dieu répond immédiatement par la révélation de la sourate al-Masad : « Périssent les mains d’Abû Lahab, et qu’il périsse lui-même ! Sa richesse et ses gains ne lui serviront à rien. Il sera jeté dans un feu ardent, ainsi que sa femme, la porteuse de fagots, avec une corde rugueuse autour du cou » [Sourate 111]. Pour afficher publiquement son hostilité, Abû Lahab ordonne à ses deux fils de répudier leurs épouses, Umm Kulthûm et Ruqayya, filles du Prophète ﷺ.
Bien que les Qurayshites reconnaissent l’honnêteté et la dignité du Prophète ﷺ, la plupart d’entre eux suivent Abû Lahab dans son rejet. Ce qui leur pose problème, c’est l’appel du Prophète ﷺ à l’Unicité de Dieu et sa critique des idoles qu’ils vénèrent. Voyant que le Prophète ﷺ ne renonce pas à sa mission, plusieurs notables mecquois se rendent chez Abû Tâlib pour tenter de régler la situation. Ils lui disent : « Ô Abû Tâlib ! Ton neveu insulte nos dieux, dénigre notre religion, traite nos savants d’insensés et nos ancêtres d’égarés. Ou bien tu le retiens, ou bien tu nous le livres. » Abû Tâlib, tout en restant courtois, refuse de livrer son neveu et continue à lui accorder sa protection. Comme la situation s’enlise, les Qurayshites retournent le voir, cette fois avec plus de fermeté : « Ô Abû Tâlib ! Tu es âgé et respecté. Mais nous ne pouvons plus supporter les attaques de ton neveu. Ou bien tu t’en débarrasses, ou bien nous vous combattrons tous les deux jusqu’à ce que l’un des deux partis périsse. » Sous cette pression, Abû Tâlib convoque le Prophète ﷺ et lui dit : « Ô mon neveu ! Ton peuple m’a adressé des reproches. Épargne-moi donc cette lourde épreuve. » Pensant que son oncle va l’abandonner, le Prophète ﷺ répond : « Ô mon oncle ! Par Dieu, même s’ils mettaient le soleil dans ma main droite et la lune dans ma main gauche pour que j’abandonne cette mission, je ne l’abandonnerai jamais, jusqu’à ce que Dieu la fasse triompher ou que je périsse. » Touché par la détermination de son neveu, Abû Tâlib lui dit : « Va, mon neveu, fais ce que tu veux. Par Dieu, je ne te livrerai jamais. »
Ne voyant aucune solution, les Qurayshites tentent un ultime stratagème. Ils proposent à Abû Tâlib un échange : « Voici ‘Umâra b. al-Walîd, le plus beau et le plus valeureux des Qurayshites. Adopte-le comme ton fils et livre-nous Muhammad pour que nous le mettions à mort. » Mais Abû Tâlib répond avec indignation : « Quelle honteuse proposition ! Vous me donnez votre fils à élever, et vous voulez que je vous livre mon propre fils pour le tuer ! Par Dieu, cela n’arrivera jamais. » Ainsi, toutes les tentatives des Qurayshites échouent, et Abû Tâlib continue de soutenir fermement son neveu. Comme nous le verrons plus tard, ce soutien coûtera cher non seulement à lui-même, mais aussi à tout son clan.
- L’islam, au-delà des traditions aveugles
- Les étapes de la mission prophétique
- L’hostilité face à la révolution spirituelle du Prophète ﷺ
Ce message du Prophète ﷺ adressé aux idolâtres de La Mecque, ainsi qu’à ses proches, souligne un changement radical : désormais, le lien qui les unit dépend de leur attitude envers le message divin. Par cet avertissement, Dieu affirme clairement que les liens familiaux ne peuvent primer sur la foi et l’engagement envers Sa révélation.
Muhammad al-Ghazâlî (Fiqh al-Sîra)
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Le Prophète ﷺ rejette avec fermeté les traditions ancestrales des Arabes, affirmant que l’imitation aveugle n’a aucun fondement rationnel. L’islam est une religion fondée sur la logique et le bon sens. Elle enseigne que la foi doit s’établir sur une pensée libre et une certitude réfléchie, loin de l’héritage des coutumes. En cela, l’islam refuse catégoriquement le conformisme aveugle et rejette les pratiques qui se perpétuent uniquement par mimétisme ; il appelle à un « raisonnement libre » et éclairé. Il n’existe donc aucune équivalence entre la tradition et l’imitation aveugle (taqlîd) et l’islam. Pourtant, certaines voix malveillantes cherchent à faire croire que l’éthique élevée de l’islam ne serait que la continuité d’anciennes coutumes tribales. En entretenant volontairement cette confusion entre « islam » et « tradition », ces personnes s’efforcent de falsifier la véritable nature de l’islam. Leur objectif est clair : détourner les gens du fait que les enseignements islamiques reposent sur la raison, la réflexion et une recherche libre. En réduisant l’islam à une simple tradition figée, ils espèrent le rendre vulnérable aux critiques modernes. C’est dans cette perspective que certains principes religieux — tels que le port du voile pour les femmes ou la conduite morale exigée par l’islam — sont délibérément classés sous l’étiquette trompeuse de « traditions musulmanes ». Il est dès lors compréhensible qu’à une époque où l’on exalte les libertés individuelles et la liberté de pensée, des personnes souhaitent s’affranchir de ce qu’elles croient être des traditions, sans réaliser que l’islam, loin d’être un poids, est justement un appel à libérer l’intelligence de toute soumission aveugle. Alors que les traditions enferment les esprits dans le passé, l’islam invite l’homme à construire l’avenir par l’exercice de sa raison. Dans ce combat pour la vérité, les traditions sont aux sociétés ce que les mauvaises herbes sont aux champs fertiles : elles doivent être arrachées pour laisser place à la lumière de la réflexion.
Muhammad S. R. Al-Bûtî (Fiqh al-Sîra)
Pourquoi Dieu demanda-t-Il à Son Messager ﷺ de commencer par avertir sa tribu et ses proches ? La réponse réside dans la nécessité de respecter une hiérarchie de la responsabilité. La première étape pour toute personne chargée d’une mission est de se corriger soi-même, en consolidant ses propres convictions et en étant pleinement convaincu du bien-fondé de son engagement. C’est uniquement après avoir atteint cette maturité intérieure que le Prophète ﷺ commença à appeler les autres au message divin. Cette première responsabilité est donc universelle et concerne chaque croyant investi d’une mission spirituelle ou éducative. Ensuite vient la deuxième responsabilité : celle d’avertir les proches. C’est pour cette raison précise que Dieu ordonna à Son Prophète ﷺ d’adresser son appel en priorité à son clan. Cette étape est primordiale, notamment pour tout père ou chef de famille qui se doit de veiller au bien spirituel de ceux qui lui sont confiés. Enfin, la troisième responsabilité s’élargit à la société dans son ensemble : il s’agit d’alerter les habitants de sa ville et d’interpeller les autorités politiques. Cette mission plus large repose en particulier sur les savants musulmans ainsi que sur les gouverneurs, qui portent la charge d’éclairer et de guider leur communauté dans l’esprit de la foi et de la justice.
Muhammad S. R. Al-Bûtî (Fiqh al-Sîra)
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Lorsqu’il reçut de Dieu l’ordre de prêcher publiquement, le Prophète ﷺ prit pleinement conscience de l’ampleur de sa mission et de la lourde responsabilité qui pesait désormais sur ses épaules. Il espérait alors que son propre clan lui apporterait un soutien matériel pour l’aider à se consacrer entièrement à sa tâche. Toutefois, les membres de son clan ne se sentaient pas prêts à s’engager à ses côtés. Par peur de voir leurs biens ruinés en accompagnant le Prophète ﷺ dans son combat, ils préférèrent rester prudents. C’est donc Dieu Lui-même qui soutint Son Messager ﷺ. Il facilita tout d’abord son union avec Khadîja, une femme noble et riche qui apporta au Prophète ﷺ un appui matériel et moral exceptionnel. Puis, Il plaça sur sa route Abû Bakr, dont les ressources financières furent mises au service du Prophète ﷺ et de la cause de l’islam tout au long de la prédication.
Wahidudine Khan (Mohamed un Prophète pour l’humanité)
Ni la colère, ni la haine, ni l’arrogance de certains Arabes, tels qu’Abû Lahab, ne pouvaient empêcher la mission du Prophète ﷺ d’atteindre son but. De même que les algues ne stoppent pas la navigation d’un navire, de même l’hostilité de quelques notables de La Mecque ne pouvait freiner l’appel universel lancé par le Messager de Dieu ﷺ. Cet appel ne visait pas simplement à fonder une petite communauté locale, mais à poser les bases d’une civilisation spirituelle destinée à guider les générations et les nations, jusqu’à la fin des temps. Mais qui étaient donc ces opposants au Prophète ﷺ ? Il s’agissait d’une élite fanatisée, repliée sur ses privilèges, enfermée dans son orgueil et prête à user de violence pour écraser toute contestation. Forts de leurs richesses, ils préféraient flatter le faux plutôt que de reconnaître la vérité. Leur imposture les poussait à prendre à la légère la révélation divine, à déformer ses enseignements, et à saboter la prédication du Prophète ﷺ en criant au mensonge lors de ses récitations du Coran. Leur stratégie consistait à faire du vacarme pour empêcher les gens d’entendre la parole de Dieu. Si ces notables avaient été sincères et objectifs, ils auraient reconnu la véracité du Message et embrassé l’islam sans hésitation. Le Prophète ﷺ, en voyant leur entêtement, éprouvait une profonde tristesse. Mais Dieu lui rappela que leur hostilité ne visait pas sa personne en réalité, mais qu’ils rejetaient les signes de Dieu. Il révéla : « Nous savons à quel point leurs propos te chagrinent. En réalité, ce n’est pas toi qu’ils traitent de menteur ; ce sont les signes de Dieu que ces iniques traitent d’imposture » [6 : 33]. Malgré l’opposition, le Prophète ﷺ et ses compagnons poursuivirent leur mission. Leur objectif était plus grand que La Mecque : il s’agissait d’implanter une foi qui se diffuserait en Orient et en Occident. Comme tout édifice majestueux repose sur des fondations solides, l’islam s’appuya sur des hommes d’une foi inébranlable. Grâce à leur certitude, leur patience et leur abnégation, les premiers compagnons devinrent les piliers sur lesquels le message de l’islam allait s’étendre au-delà des frontières, portant la lumière divine aux quatre coins du monde après le départ du Prophète ﷺ.
Muhammad al-Ghazâlî (Fiqh al-Sîra)
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Le message apporté par le Prophète ﷺ venait ébranler les traditions ancestrales et les coutumes établies de La Mecque. Cette remise en cause radicale explique l’hostilité immédiate des notables mecquois à son encontre. Parmi eux, Abû Lahab incarna l’opposition la plus acharnée. Son hostilité est en soi une preuve contre ceux qui prétendent que l’islam ne serait qu’une manifestation du nationalisme arabe, et que le Prophète ﷺ aurait simplement cherché à promouvoir les intérêts de son peuple. Cette accusation infondée, souvent relayée par les détracteurs de l’islam, vise uniquement à semer le doute et à propager des calomnies. La vérité importe peu à ceux qui se livrent à ces manœuvres : leur seul objectif est de nuire à l’image de l’islam, même au prix des plus grossières contrevérités.
Muhammad S. R. Al-Bûtî (Fiqh al-Sîra)
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Pour Dieu, les Prophètes occupent une place éminente, bien au-dessus de toutes les autres créatures. Pourtant, l’histoire ne leur a accordé que peu d’importance. Les chroniques sont bien plus fournies lorsqu’il s’agit de relater la vie de rois, de chefs militaires ou d’intellectuels célèbres. Cette relative invisibilité des Prophètes dans les récits historiques s’explique par le mépris qu’ils ont souvent suscité auprès de leurs peuples : rejetés, maltraités, leurs enseignements furent ignorés ou déformés. Cela s’explique aussi par leur courage : les Prophètes dénonçaient sans relâche les pratiques corrompues, notamment celles des classes religieuses de leur époque, et proclamaient la vérité sans craindre les conséquences. Quelques figures prophétiques comme Joseph, Salomon et David bénéficièrent d’un destin plus honorable, mais ils font exception. Face à cette hostilité constante, les Écritures furent souvent falsifiées et les enseignements prophétiques altérés, d’autant que peu de fidèles conservaient vivants les messages d’origine. C’est pourquoi Dieu envoya Muhammad ﷺ, le dernier des Prophètes, en lui accordant un soutien divin pour triompher du faux et réformer l’humanité.
Cependant, Muhammad ﷺ dut également faire face à une vive opposition. Son message, radicalement nouveau pour ses contemporains, bouleversait tant les croyances établies qu’il en choqua plus d’un. Certains refusèrent l’islam par orgueil tribal, ne supportant pas qu’un Prophète soit issu d’un autre clan que le leur. D’autres, mus par des intérêts économiques, craignaient pour leur prospérité : le pèlerinage aux idoles de la Ka‘ba attirait des caravanes de toute la péninsule arabique, et des liens commerciaux solides unissaient La Mecque aux Byzantins et aux Perses. Pour beaucoup, adhérer au monothéisme signifiait perdre leur influence et leurs privilèges.
Wahidudine Khan (Mohamed un Prophète pour l’humanité)
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L’opposition farouche des Qurayshites contre le Prophète ﷺ s’explique par la nature profondément révolutionnaire du message coranique. Comme pour les Prophètes qui l’avaient précédé, la résistance des hommes provient essentiellement de leur peur viscérale du changement et de leur volonté de conserver pouvoir et privilèges. Cette opposition est donc passionnelle, non rationnelle. L’être humain, de manière générale, se cramponne à ses traditions et à l’héritage de ses ancêtres, repoussant toute réforme, qu’elle soit religieuse, politique, économique ou sociale. À l’époque du Prophète ﷺ, nombreux étaient ceux qui interprétaient son appel comme une quête de pouvoir et de prestige. Mais, à mesure qu’ils entendirent son appel à la reconnaissance exclusive de Dieu, à l’élévation morale et à l’instauration d’une justice parfaite, leur perception évolua. Le Prophète ﷺ clarifia que son but n’était pas de dominer politiquement, mais d’inviter les hommes à réussir leur existence éternelle dans l’au-delà. Pour les premiers croyants, ce message fut une véritable libération – spirituelle, intellectuelle et sociale. Mais pour les notables de la Mecque, il représentait une menace directe contre leur autorité et leur mode de vie, justifiant ainsi leur hostilité extrême envers le Prophète ﷺ.