Institut Miraj

PARTIE 7 : LA RÉNOVATION DE LA KA’BA

Soutenez-nous sur

Le Prophète ﷺ a trente-cinq ans lorsque les Qurayshites décident de rénover le temple sacré (la Ka‘ba), édifié à l’origine par Abraham. La Ka‘ba est alors construite à partir de simples pierres superposées, sans argile. À l’origine, les Mecquois projettent simplement d’ajouter un toit et d’en élever la hauteur, car un groupe d’hommes a récemment volé des biens à l’intérieur du sanctuaire. Même si le voleur a été capturé et puni, le risque que la Ka‘ba soit de nouveau pillée demeure. Un second problème s’ajoute : les pluies successives ont fragilisé la structure et fait apparaître des fissures sur les murs. Les Qurayshites estiment donc qu’il devient urgent de reconstruire le sanctuaire, mais uniquement avec des fonds licites. Selon Ibn Ishâq, lorsqu’ils prennent cette décision, un idolâtre du nom d’Abû Wahb s’écrie : « Ô gens de Quraysh ! N’employez pour sa reconstruction que ce qui est licite de vos biens : ni la dot d’une prostituée, ni le profit de l’usure, ni l’argent issu d’une injustice. »

C’est un charpentier copte, de passage à La Mecque, qui organise les travaux. Mais l’enthousiasme reste timide : les Mecquois n’ont pas oublié le sort funeste d’Abraha et de son armée, trente ans plus tôt. C’est finalement al-Walîd b. al-Mughîra qui parvient à les convaincre. Il insiste sur la différence entre « détruire pour reconstruire » et « détruire par hostilité ». Pour rassurer les Qurayshites, il saisit une pioche et déclare : « Je commence la démolition du temple. Ô mon Dieu, que la Ka‘ba n’éprouve aucune crainte. Ô mon Dieu, nous ne voulons que le bien. » Le lendemain matin, voyant qu’al-Walîd est sain et sauf, les Qurayshites se mettent à l’ouvrage. Ils se répartissent les différentes tâches entre les clans. Certains historiens rapportent que lorsqu’ils atteignent les fondations posées par Abraham, l’un d’eux tente d’extraire une pierre, et toute la ville se met alors à trembler. Selon d’autres récits transmis par Ibn Ishâq, les Mecquois découvrent à l’intérieur du sanctuaire des inscriptions anciennes.

Il convient de noter que la reconstruction menée à l’époque du Prophète ﷺ ne reproduit pas fidèlement la structure d’origine bâtie par Abraham et Ismaël. Cette fois-ci, un toit est ajouté, une seule porte est laissée (alors qu’il y en avait deux auparavant), la hauteur est augmentée et la longueur réduite. Al-Bukhârî et Muslim rapportent qu’un jour, dans les derniers mois de la révélation, le Prophète ﷺ confie à ‘Â’isha qu’il aurait aimé reconstruire la Ka‘ba selon les dimensions d’Abraham, mais qu’il s’en abstient car la foi de son peuple est encore récente.

Lorsque vient le moment de replacer la pierre noire, une violente dispute éclate entre les clans, chacun souhaitant en revendiquer l’honneur. La querelle dure quatre à cinq jours et menace de dégénérer. Un vieillard intervient alors et propose que la décision soit confiée au premier homme qui entrera dans le sanctuaire. Lorsque les Qurayshites voient Muhammad ﷺ apparaître, ils s’exclament : « Voici al-Amîn, le digne de confiance. Nous l’acceptons comme arbitre ! » Le Prophète ﷺ les écoute attentivement, puis demande qu’on lui apporte un morceau de tissu. On lui apporte un drap. Il y dépose la pierre noire, puis dit : « Que chaque clan désigne un homme, et que chacun tienne un coin du tissu. » Ensemble, ils transportent la pierre jusqu’à l’emplacement prévu. Une fois à l’angle de la Ka‘ba, le Prophète ﷺ soulève la pierre de ses deux mains et la replace lui-même à sa place.

Bien que la Ka‘ba soit un lieu hautement sacré, le Messager de Dieu a clairement affirmé que la protection de l’honneur, des biens et du sang des croyants est, aux yeux de Dieu, encore plus sacrée. Attribuer à la Ka‘ba un pouvoir de nuisance ou de bénéfice autonome relèverait d’une forme d’idolâtrie, contraire à l’essence même de l’islam. Il en va de même pour les drapeaux et les emblèmes que certains militaires défendent avec un zèle quasi religieux, en raison de leur portée symbolique. Il est évident que la mosquée sacrée de La Mecque possède une importance historique et spirituelle unique : elle fut la toute première maison de culte établie sur Terre, et devint naturellement le point de convergence de toutes les prières. Cependant, il est essentiel de rappeler que, dans la prière, le croyant ne se tourne pas vers la pierre elle-même, mais vers Dieu, l’Unique. La qibla n’est pas une direction vers une construction matérielle, mais un rappel de l’unicité divine vers laquelle l’âme s’oriente.

Muhammad al-Ghazâlî (Fiqh al-Sîra)

**********

La Ka‘ba, malgré sa sainteté dans la tradition musulmane, n’est en réalité qu’un assemblage de pierres inertes, dénuées de toute capacité d’agir, que ce soit en bien ou en mal. Elle n’a aucun pouvoir intrinsèque sur ceux qui tournent autour d’elle ou y accomplissent une retraite spirituelle. Lorsque Dieu ordonna à Abraham de briser les idoles en Mésopotamie et de s’élever contre l’associationnisme, c’était pour initier une nouvelle étape dans l’histoire de l’humanité : l’édification d’un sanctuaire voué exclusivement à l’adoration du Dieu Unique. Cette orientation divine répondait à une nécessité historique et spirituelle : purifier la terre de ses fausses divinités et ériger un symbole universel rappelant le sens authentique de la religion et la vanité du polythéisme. Pendant des siècles, les peuples avaient adoré des pierres, des statues et des représentations illusoires, érigeant pour elles des temples prestigieux. Le moment était venu de renverser ces symboles d’égarement et d’installer un repère sacré consacré à la soumission au Créateur de l’univers. Ce temple, la Ka‘ba, devait devenir un centre spirituel et un point de convergence pour les croyants du monde entier — un lieu d’unité, de rencontre et de fraternité. La sagesse divine fit de La Mecque un refuge pour les âmes en quête de paix, un lieu où les croyants se rassemblent, se ressourcent et se reconnaissent dans la même foi. C’est dans ce sens que Dieu dit : « Et lorsque Nous fîmes de la Maison un lieu de rassemblement et de sécurité pour les hommes, et ordonnâmes : ‘Prenez la station d’Abraham pour lieu de prière’ » [2 : 125]. Ainsi, lorsque le croyant accomplit la circumambulation autour de la Ka‘ba, il ne tourne pas autour d’un édifice pour ce qu’il est matériellement, mais pour ce qu’il représente : l’obéissance à Dieu, l’abandon des faux dieux, et l’humilité du cœur. C’est cette intention sincère, cette adoration pure, qui confère à la Ka‘ba sa sacralité et qui donne tout son sens au pèlerinage.

Muhammad S. R. Al-Bûtî (Fiqh al-Sîra)

Les savants justifient « la croyance encore récente des Mecquois » par la proximité temporelle de l’époque préislamique. La foi n’était pas encore solidement enracinée dans le cœur d’une partie des nouveaux musulmans, ce qui rendait leur compréhension des actes symboliques encore fragile. Il y avait donc un risque réel qu’ils ne saisissent pas le sens profond d’une éventuelle reconstruction ou modification de la Ka‘ba. S’il avait été impératif, selon l’ordre divin, de reconstruire le sanctuaire selon le plan d’Abraham, le Prophète l’aurait fait sans hésitation, sans craindre les réactions de quiconque. Mais puisque cela ne relevait pas d’un devoir formel, il préféra préserver la stabilité naissante et éviter toute confusion, laissant la Ka‘ba telle qu’elle était.

Muhammad al-Ghazâlî (Fiqh al-Sîra)

La Ka‘ba a connu au moins quatre reconstructions majeures au cours de l’histoire humaine :

  1. La construction par Abraham et Ismaël

La première fois, elle fut élevée sur ordre de Dieu par le prophète Abraham, assisté de son fils Ismaël. Cette édification est mentionnée dans le Coran : « Tandis qu’Abraham et Ismaël élevaient les fondations de la Maison, ils disaient : ‘Seigneur, accepte ceci de notre part. Tu es l’Audient, l’Omniscient.’ » [2 : 127]. Les traditions prophétiques, notamment celles rapportées par al-Bukhârî, confirment cet événement. Ibn ‘Abbâs rapporte qu’Abraham informa Ismaël que Dieu lui avait ordonné de bâtir un sanctuaire. Ce dernier accepta sans hésiter, et ils commencèrent ensemble à poser les fondations, Abraham empilant les pierres qu’Ismaël apportait. Selon al-Azraqî (dans « L’histoire de La Mecque »), cité par al-Zarkashî, la Ka‘ba avait à l’époque une hauteur de 7 coudées, une longueur de 30 coudées et une largeur de 22 coudées, sans toiture. Al-Suhaylî propose une hauteur de 9 coudées, ce qui paraît plus vraisemblable.

2. La reconstruction par Quraysh, avant la mission prophétique

Avant même la révélation, la tribu de Quraysh entreprit une reconstruction de la Ka‘ba, endommagée par le temps. Le Prophète , encore jeune, participa à cette œuvre. La hauteur fut portée à 18 coudées et la longueur réduite à 24 coudées, soit 6 de moins que la structure initiale.

3. La reconstruction par Ibn al-Zubayr

Durant le siège de La Mecque par les troupes omeyyades sous le commandement d’al-Husayn b. Numayr al-Sakûnî en l’an 64 de l’hégire, la Ka‘ba fut incendiée et gravement endommagée. ‘Abdallâh b. al-Zubayr, gouverneur de la ville, consulta alors la population pour décider de sa reconstruction. Bien que certains, comme Ibn ‘Abbâs, conseillaient de conserver la structure telle qu’elle était, Ibn al-Zubayr préféra la rebâtir conformément à la vision prophétique rapportée par ‘Â’isha dans les recueils d’al-Bukhârî et Muslim. Il en restaura les dimensions originelles en rallongeant la structure de 6 coudées et en élevant sa hauteur à 28 coudées. Il ajouta aussi deux portes : l’une pour entrer, l’autre pour sortir, comme à l’époque d’Abraham.

4. Les modifications par al-Hajjâj sur ordre de ‘Abd al-Malik b. Marwân

Après l’assassinat d’Ibn al-Zubayr, le gouverneur al-Hajjâj informa le calife omeyyade ‘Abd al-Malik des changements apportés à la Ka‘ba. Ce dernier, soucieux de préserver la mémoire d’Ibn al-Zubayr, choisit de ne pas altérer la hauteur mais fit retirer les 6 coudées ajoutées à la longueur et condamna l’une des deux portes, revenant ainsi à la forme connue du vivant du Prophète . Plus tard, le calife abbasside Hârûn al-Rashîd souhaita revenir à la configuration d’Ibn al-Zubayr. Mais l’imam Mâlik b. Anas s’y opposa, craignant que ces reconstructions successives ne banalisent la sacralité du lieu.

Une cinquième construction ?

Certains récits, bien que faibles sur le plan de l’authenticité, mentionnent une édification (une Ka‘ba) antérieure à Abraham. D’après une tradition rapportée par al-Bayhaqî dans Dalâ’il al-Nubuwwa, Dieu aurait ordonné à Adam et Ève, par l’intermédiaire de l’ange Gabriel, de construire un sanctuaire. Le Prophète aurait dit : « Dieu envoya l’ange Gabriel à Adam et Eve avec le message suivant : ‘Construisez pour Moi un sanctuaire.’ L’ange Gabriel leur indiqua ensuite les limitations de ce temple. Adam creusait la terre et Eve la transportait. Soudain, Adam dut s’arrêter car il était arrivé au niveau d’une couche d’eau. Adam entendit alors une voix venant du sol et lui disant : ‘C’est assez, ô Adam’. Quand la construction du sanctuaire fut terminée, Dieu ordonna à Adam de tourner autour. On lui dit alors : ‘Tu es le premier des hommes et ce sanctuaire est le premier de ce monde’. Ce lieu aurait été visité par Noé, puis rétabli par Abraham bien des siècles plus tard. Ce récit est toutefois rapporté par Ibn Luhay‘a, considéré comme faible par les spécialistes du hadith. D’autres versions attribuent la première construction à Shîth, fils d’Adam. Si l’on prend en compte ces récits non authentifiés, la Ka‘ba aurait été construite à cinq reprises. Mais seuls les quatre épisodes précédemment mentionnés sont établis avec certitude dans la tradition islamique fiable.

Muhammad S. R. Al-Bûtî (Fiqh al-Sîra)

Le surnom de « al-Amîn » – le digne de confiance – que les Mecquois attribuaient au Prophète témoigne de l’estime profonde qu’ils lui portaient avant la révélation. À cette époque, tous reconnaissaient en lui un homme sincère, généreux et loyal, admiré pour son intégrité. Pourtant, ce même peuple qui l’aimait tant se retourna contre lui dès qu’il s’opposa à leurs idoles et dénonça leurs croyances. À partir du moment où il proclama le message divin, ceux qui autrefois l’honoraient le traitèrent de menteur et devinrent ses ennemis acharnés.

Muhammad S. R. Al-Bûtî (Fiqh al-Sîra)

Ce récit met en lumière la sagesse remarquable du Prophète dans la résolution des conflits entre clans et tribus. Alors que les tensions entre les Qurayshites avaient duré quatre à cinq jours, lui seul parvint à apaiser les esprits et à rétablir l’unité. Cette capacité à désamorcer les hostilités ne peut être expliquée uniquement par son intelligence ou sa finesse naturelle. Elle trouve surtout sa source dans sa qualité de Messager de Dieu. C’est cette mission divine qui façonne sa personnalité et lui confère une autorité morale singulière — ce n’est pas son génie humain qui donne naissance à son rôle prophétique, mais bien sa fonction de Prophète qui structure sa grandeur humaine.

Muhammad S. R. Al-Bûtî (Fiqh al-Sîra)

L’intelligence intuitive du Prophète lui permit de préserver l’honneur de chaque clan mecquois tout en maintenant l’unité de la communauté. Cette finesse stratégique se manifestera de manière encore plus éclatante lorsqu’il recevra la mission prophétique, notamment dans sa capacité à rassembler des compagnons aux tempéraments parfois très différents. Le Prophète nous enseignera à ne pas céder à nos impulsions, en particulier lorsque l’orgueil et l’arrogance cherchent à guider nos décisions. Il nous montrera que la véritable réussite réside dans la lucidité et la réflexion : seules ces qualités permettent de produire des solutions justes, capables d’apaiser les tensions et de guérir les cœurs. Bien avant la première révélation, Dieu — en tant qu’Éducateur suprême — avait déjà accordé à Son Bien-Aimé cette qualité précieuse, à la croisée de la profondeur du cœur et de la clarté de l’esprit.

Tariq Ramadan (Muhammad, vie du Prophète)

Plus de posts