Puisque les deux émissaires envoyés en Abyssinie échouent dans leur mission, les notables de Quraysh songent sérieusement à tuer le Prophète ﷺ. Mais un obstacle demeure : Abû Tâlib lui accorde toujours sa protection. Une ultime tentative de négociation avec le chef des Banû Hâshim échoue. Face à ce refus, certains notables polythéistes projettent de passer à l’acte. Parmi eux, Abû Jahl jure devant les siens qu’il écrasera la tête du Prophète ﷺ avec un rocher lorsque celui-ci se prosternera devant la Ka‘ba. Le lendemain, alors que le Prophète ﷺ prie comme à son habitude, Abû Jahl s’approche, un rocher à la main. Mais soudain, il s’arrête net, saisi par la terreur, tremble, puis rebrousse chemin. Interrogé, il explique : « Un chameau monstrueux, à la tête étrange et aux canines terrifiantes, s’est dressé devant moi. Il voulait me dévorer. » Il s’agissait en réalité de l’ange Gabriel, prêt à l’éliminer sur ordre divin.
C’est dans ce contexte de tension extrême que deux figures majeures de La Mecque se convertissent à l’islam : Hamza b. ‘Abd al-Muttalib et ‘Umar b. al-Khattâb. Hamza, oncle du Prophète ﷺ, embrasse l’islam durant la sixième année de la mission. Quelques jours plus tard, c’est ‘Umar qui le rejoint dans la foi. Ce jour-là, Abû Jahl insulte violemment le Prophète ﷺ, qui garde le silence. Puis il saisit une pierre et la lui jette à la tête, provoquant une blessure sanglante. Une esclave témoin de la scène court prévenir Hamza. Blessé dans son honneur, il part immédiatement trouver Abû Jahl dans le lieu de réunion des notables mecquois. Il l’injurie, le frappe au visage avec son arc et déclare : « Oses-tu humilier Muhammad alors que je suis moi-même sur sa religion ? » Les membres du clan d’Abû Jahl veulent intervenir, mais celui-ci les retient : « Laissez Abû ‘Umâra tranquille. J’ai effectivement tenu à son neveu des propos indignes et graves. »
‘Umar b. al-Khattâb figure parmi les plus virulents adversaires de l’Islam dans ses débuts. Il persécute les musulmans avec acharnement et s’illustre par sa dureté. L’épouse de ‘Âmir b. Rabî‘a rapporte : « Nous nous apprêtions à émigrer vers l’Abyssinie. ‘Âmir était parti régler quelques affaires quand ‘Umar se présenta. Il était alors polythéiste et impitoyable. Il me dit : « Vous partez, Umm ‘Abdallâh ? » Je répondis : « Vous nous avez opprimés sans relâche. Par Dieu, nous allons vers une terre où Dieu nous ouvrira un chemin. » Il me répondit simplement : « Que Dieu soit avec vous. » Elle confie plus tard à son époux avoir perçu dans son regard une certaine douceur. Mais ‘Âmir lui dit : « Tu espères sa conversion ? Pas avant celle de l’âne d’al-Khattâb ! » Et pourtant, la supplication du Prophète ﷺ va trouver écho dans la volonté divine. Le Messager de Dieu ﷺ demande : « Ô Seigneur, renforce l’islam par l’un des deux hommes que Tu aimes le plus : ‘Umar b. al-Khattâb ou Abû Jahl. » Le premier changement en ‘Umar s’opère alors qu’il passe la nuit près de la Ka‘ba. Il entend le Prophète ﷺ réciter le Coran. Il se dit : « C’est un poète, comme le prétendent les Qurayshites. » Mais aussitôt, il entend : « Et non point le propos d’un poète, pour peu que vous croyez ! » [69 : 41]. Il pense alors : « Peut-être est-ce un devin ? » Et la suite du verset vient le contredire : « Ce n’est pas non plus la parole d’un devin, pour peu que vous réfléchissez ! » [69 : 42]. Puis : « Ce Coran est, en effet, une révélation émanant du Maître de l’Univers » [69 : 43]. ‘Umar dira plus tard : « C’est à cet instant que l’Islam s’est glissé dans mon cœur. »
Mais un conflit intérieur le ronge. Il vacille entre son attachement aux traditions de ses ancêtres et l’évidence du message divin. Pris dans ce tiraillement, il finit par céder à sa colère. Un jour, il sort, l’épée à la main, déterminé à tuer le Prophète ﷺ. Sur son chemin, il rencontre un homme qui lui dit : « Tu devrais plutôt t’en prendre à ta sœur et à ton beau-frère. Ils ont renié ta religion. » Ivre de rage, il se rend à leur domicile. De l’extérieur, il entend une récitation. Il frappe violemment à la porte. Son beau-frère tente de minimiser ce qu’il a entendu, mais ‘Umar exige la vérité. Quand son beau-frère ose lui répondre : « Et si la vérité était ailleurs que dans ta religion ? », ‘Umar le frappe brutalement. Sa sœur s’interpose et reçoit, elle aussi, un coup au visage. Du sang coule sur son front. En voyant cela, ‘Umar se fige. La honte le submerge. Il demande à lire le feuillet de Coran qu’elle tenait. Elle refuse tant qu’il ne s’est pas purifié. Il se lève, prend un bain, puis lit les versets de la sourate Tâ-Hâ. Il s’arrête sur : « En vérité, Je suis Dieu. Il n’y a d’autre dieu que Moi ! Adore-Moi donc et accomplis la prière en souvenir de Moi » [20 : 14]. Subjugué, il s’écrie : « Que ces paroles sont nobles ! Où puis-je trouver Muhammad ﷺ ? » On lui indique la maison d’al-Arqam. Il s’y rend immédiatement. Hamza, présent sur place, dit : « Qu’il entre. S’il vient en paix, il est le bienvenu. Sinon, nous l’arrêterons. » Le Prophète ﷺ s’avance vers lui, le saisit par le vêtement et lui dit : « Ô ‘Umar ! Ne cesseras-tu donc pas jusqu’à ce que Dieu t’abaisse, comme Il l’a fait pour al-Walîd b. al-Mughîra ? Ô Seigneur ! Voici ‘Umar b. al-Khattâb. Renforce l’islam par sa conversion ! » ‘Umar s’exclame alors : « J’atteste qu’il n’y a de dieu que Dieu, et que tu es Son Messager. »
La conversion de ‘Umar b. al-Khattâb constitue un tournant décisif dans l’histoire de la prédication. Jusqu’alors, les croyants se cachaient pour adorer Dieu, que ce soit dans les vallées isolées ou dans la maison d’al-Arqam. La peur et la faiblesse les contraignaient à pratiquer leur foi dans la discrétion. Mais l’entrée de ‘Umar dans l’islam change profondément la donne. Les musulmans commencent à ressentir une nouvelle forme de force et de sécurité. Ce changement ne tient pas à leur nombre, mais au tempérament même de ‘Umar. Fièrement conscient de ses capacités, déterminé et intransigeant, il refuse d’accepter que la vérité doive rester dans l’ombre. Peu après sa conversion, il interroge le Prophète ﷺ : « Ne sommes-nous pas sur la voie de la vérité, que nous vivions ou mourions ? » Et le Prophète ﷺ de répondre : « Bien sûr que si. Je jure par Celui qui détient mon âme : vous êtes dans le vrai, vivants comme morts. » À cela, ‘Umar rétorque : « Pourquoi alors pratiquer notre religion en cachette ? Par Celui qui t’a envoyé avec la vérité, nous ne resterons plus dans l’ombre. » Il forme alors deux groupes, l’un dirigé par Hamza, l’autre par lui-même, et tous deux marchent, en plein jour, jusqu’au sanctuaire sacré. En voyant cette scène, les polythéistes sont saisis d’effroi. C’est à ce moment que le Prophète ﷺ attribue à ‘Umar son célèbre surnom : « al-Fârûq », celui qui distingue le vrai du faux. Contrairement à la plupart des convertis qui cachent leur foi, ‘Umar va droit chez Abû Jahl, l’un des plus farouches ennemis de l’islam, pour lui annoncer sa conversion. Il se rend ensuite chez l’un des propagateurs les plus actifs de la Mecque afin qu’il répande la nouvelle. Il ne cherche ni à se dissimuler ni à ménager les sensibilités de son entourage. Ces deux conversions – celle de Hamza, puis de ‘Umar – arrivent à un moment critique. La communauté est encore fragile et menacée. Mais grâce à eux, l’islam se renforce, et les musulmans prennent confiance. Leur courage se manifeste au point qu’ils proposent au Prophète ﷺ d’organiser un défilé public affirmant leur foi. Le Prophète ﷺ accepte, pensant que la situation vient d’évoluer. Toutefois, cette démonstration de force ne suffit pas à faire cesser l’opposition. L’hostilité persiste. Mais désormais, les Qurayshites comprennent que l’islam n’est pas un phénomène éphémère. Il s’impose dans la cité et ne cessera de croître.
- De la colère à la foi : la conversion décisive de Hamza
- L’opposition de ‘Umar : un voile sur un cœur en éveil
- La foi, secret du cœur entre les Mains de Dieu
Pour défendre le Prophète ﷺ, Hamza frappa Abû Jahl d’un coup à la tête en s’écriant : « Oserais-tu l’insulter alors que je partage sa religion ? » Ce geste de colère et de loyauté est à l’image de ce proverbe : on recherche parfois la science pour les affaires du monde, mais c’est Dieu qui en fait un moyen de renforcement de la foi. Au départ, l’adhésion de Hamza à l’islam fut avant tout un acte d’honneur : il ne pouvait tolérer que l’un des siens soit ainsi humilié. Mais très vite, Dieu orienta son cœur vers la foi, et Hamza s’attacha solidement à l’islam, avec une sincérité profonde. Son entrée en islam fut une immense victoire pour la communauté musulmane naissante, qui y vit un motif de force et de fierté.
Muhammad al-Ghazâlî (Fiqh al-Sîra)
Les persécutions infligées par ‘Umar aux musulmans ajoutaient encore à la douleur de ‘Âmir b. Rabî‘a et de son épouse, alors qu’ils s’apprêtaient à émigrer vers l’Abyssinie. Pourtant, l’intuition de cette femme ne l’avait pas trompée : derrière la rudesse apparente de ‘Umar se cachait une sensibilité profonde, faite de compassion et de tristesse. Tout portait à croire qu’il vivait un conflit intérieur : d’un côté, son attachement farouche aux traditions ancestrales et à un mode de vie dominé par les plaisirs, la légèreté et l’alcool ; de l’autre, un sentiment d’admiration envers la force intérieure des musulmans, leur patience extraordinaire, et cette pensée, sincère et troublante, que peut-être l’islam surpassait, en vérité et en noblesse, toutes les croyances établies.
Muhammad al-Ghazâlî (Fiqh al-Sîra)
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Le prédicateur qui transmet la parole de Dieu agit comme un semeur : il sème des graines sans toujours savoir sur quel type de sol elles tomberont. Certaines peuvent se perdre sur un terrain infertile, tandis que d’autres germeront dans des cœurs inattendus, parfois longtemps après. L’islam ne s’est pas imposé d’un seul coup dans les esprits, même chez ceux qui finirent par le rejoindre. Le Prophète ﷺ menait une vie exemplaire, empreinte d’une grande élévation morale, et il ne cessait jamais d’annoncer le message. Même ses adversaires, en s’opposant à lui, contribuaient à faire parler de lui, attisant la curiosité et éveillant les consciences. Ainsi, malgré l’attachement généralisé aux traditions tribales et aux croyances héritées, le message prophétique s’infiltrait dans les esprits. Parfois, c’est en apparence l’opposition qui dominait, mais en réalité, la graine de la foi commençait à prendre racine, discrètement. La conversion de ‘Umar en est un parfait exemple : elle fut progressive, nourrie de réflexion, de lutte intérieure et d’admiration envers la force des croyants.
Wahidudine Khan (Mohamed un Prophète pour l’humanité)
Le Prophète ﷺ avait pleinement conscience de ses limites humaines : il savait qu’il ne possédait aucun pouvoir sur les cœurs. Face aux persécutions, il plaçait sa confiance en Dieu, Le suppliant de guider vers l’islam l’un des deux hommes qu’il percevait comme dotés d’une force morale et d’une influence majeure : ‘Umar b. al-Khattâb ou Abû Jahl. Il discernait leur potentiel, mais savait que seule la volonté divine dirige les âmes. Le cheminement vers la foi ne suit aucune logique prévisible. Pour certains, il s’étend sur des années de doutes, de ruptures et de retours. Pour d’autres, il se déclenche soudainement, à la faveur d’un mot, d’un geste ou d’un signe. Ni la durée du chemin, ni la rapidité d’une conversion ne déterminent la solidité de la foi : tout repose sur la lumière que Dieu fait descendre dans les cœurs. La conversion de ‘Umar en est un témoignage puissant : lui qui, au matin, quittait sa maison avec l’intention de tuer le Prophète ﷺ, se retrouva quelques heures plus tard bouleversé, touché en profondeur par la récitation du Coran. Un basculement intérieur radical, provoqué par quelques versets, un frisson, un éclair de vérité. Ce renversement soudain nous rappelle deux vérités fondamentales : rien n’échappe à la Puissance de Dieu, et nul ne peut être réduit à l’apparence qu’il renvoie. Cette histoire appelle à l’humilité : ne jamais désespérer de soi-même, ni des autres, car la foi naît dans le secret du cœur, là où Dieu Seul opère.